Histoire de l'érémitisme, essai d'une définition : érémitisme, cénobitisme, passage de l'un à l'autre, position(s) de l'Ecclesia au Moyen Age

* histoire

Cette contribution voudrait s'attacher à mieux comprendre qui fut saint Thibaut en replaçant son expérience érémitique dans le contexte de sa vie et de sa culture. Pour cela, nous explorerons aussi bien les textes hagiographiques (les Vitae) que les témoignages littéraires, image de ce qu'écoutaient et désiraient écouter les hommes de ce temps-là. Dans les romans et récits du Moyen Age, les ermites sont très nombreux et jouent un grand rôle. Il faut donc se représenter la forêt médiévale à la fois comme le désert symbolique qu'elle offre aux désirs des solitaires et comme un espace à présence humaine indéniable, infiniment parcouru par les voyageurs et les pèlerins, les groupes de marchands, à côté des paysans qui y trouvaient le bois, la nourriture des troupeaux, de nombreuses baies, fruits et champignons, sans parler de la chasse.

Les ermites des romans peuvent-ils nous aider à mieux cerner qui étaient les véritables solitaires médiévaux ? relèvent-ils de l'idéal, d'un imaginaire qui reconstruit une réalité largement idéalisée ? Un critique littéraire a pu écrire

 

La fuite du monde dans un isolement radical est un phénomène pratiquement inconnu au Moyen Age, sauf dans les textes littéraires […] L'ermite médiéval selon les historiens modernes, est le plus souvent un moine qui accomplit une sorte de cure de silence en s'éloignant un peu pendant une courte période des bâtiments communautaires […] Parfois aussi un religieux venait s'établir aux portes d'une ville. Il remplissait alors une fonction pastorale d'autant plus considérable que les fidèles lui attribuaient une sainteté particulière et venaient souvent solliciter son absolution et ses conseils1.

 

En bref, la solitude et l'exclusion du cercle des fidèles ne doivent pas se confondre.

Dès que l'on s'attache à rechercher les ermites dans l'histoire du Moyen Age, on se heurte à deux difficultés, les définitions et les sources.2 Des définitions car, surtout avant le XIe s., les termes employés pour évoquer un ermite sont des plus flous et semblent interchangeables : on trouve rarement heremita ( = ermite), plus souvent moine, monastère, anachorète, cénobite, reclus, tous désignant des expériences qui, aujourd'hui nous paraissent relever d'un choix érémitique temporaire ou définitif. Quant aux sources, essentiellement ancrées dans l'hagiographie, il ne faut jamais oublier sous peine de commettre de graves contresens anachroniques, qu'elles tracent une légende – au sens premier, c'est-à-dire ce que nous devons lire ou plutôt choisir, recueillir des modèles et préceptes de vie spirituelle.

A vrai dire la difficulté heuristique semble bien liée à la notion même de l'anachorèse. Traditionnellement on voit en saint Antoine le premier ermite de l'histoire chrétienne. Cette théorie, déjà acceptée par bien des penseurs médiévaux, était cependant déjà aussi discutée, comme le prouve la réflexion liminaire qui suit à la translation des Vies des Pères d'Egypte du latin en langue romane pour Blanche de Navarre comtesse régente de Champagne dans les années 1205/1215

Assez de gent ont souvant douté qui fui li premiers hermites qui premierement habitast es forez, quar li aucun dient que sainz Helyes et sainz Jehanz furent chiés et commencement de tel meniere d'ordre. De ces .ii. nous samble il que Helyes fui plus que hermites et sainz Jehanz plus que prophetes, quar il prophetiza ainçois qu'i fust nez. Li autre tesmoingnent que sainz Antoines fui chiés de tel meniere d'ordre por ce que sainz Antoines, si comme il dient, fui li premiers qui antra es desserz. Et toute voies Amathas et Macharies, li deciple saint Antoine, cil qui son cors ensevelirent, tesmoingnent et afferment que uns princes de Thebee, qui out non Pouls, fui chiés et commencement de cest ordre et la lour opinion provons nos en ceste meniere.3

C'est probablement peu après la mort d'Antoine (en 356) que l'évêque Athanase d'Alexandrie rédigea sa vie en grec, le texte fut ensuite traduit en latin par Evagre d'Antioche, cette Vie allait faire le tour de la Chrétienté et nourrir sa réflexion et sa foi pendant près de mille cinq cent ans. (IVe/ XVIIIe : traduite encore par les solitaires de Port Royal derrière Le Nain de Tillemont).

Grégoire de Nazianze, l'un des Pères de l'Eglise orthodoxe, écrivit à propos de la Vie d'Antoine par Athanase d'Alexandrie :

« Il a écrit la vie du divin Antoine en guise de règle monastique présentée sous forme de récit. »4

 

Antoine joue ainsi le rôle et de premier ermite et de modèle ascétique pour les moines, ce qui paraît difficile à nos yeux, mais recoupe bien l'absence nette de frontières dans les définitions du Moyen Age.

La Vie d'Antoine par Athanase avait été écrite pour répondre à la demande de moines, venus le voir dans ce but bien précis depuis l'Occident. La lecture de ce texte opéra un effet extraordinaire sur saint Jérôme qui rédigea ses propres biographies de saints – Paul, Hilarion, Malchus – en suivant étroitement ce texte modèle. De fait, Jérôme a conçu Paul, son propre anachorète, comme le rival d'Antoine : il fait de lui le précurseur que Dieu même juge « le meilleur », car son ascèse atteint un degré d'absolu qui dépasse infiniment Antoine ; le climat merveilleux dans lequel se déroule la rencontre des deux ermites ne pouvait qu'accentuer la faveur dont cette légende, brillamment écrite, allait bénéficier. Pour la postérité, Paul devint le premier ermite, comme l'affirment les translateurs romans qui ont traduit le prologue de Jérôme ; la chronologie rend indiscutable l'ordre dans lequel on doit présenter le texte : d'abord Paul, puis Antoine. De nos jours, nous sommes beaucoup plus sceptiques sur ce Paul premier ermite qui a peut-être existé...5

Quoi qu'il en soit dès la mort d'Antoine jusqu'au VIIe, les déserts d'Egypte furent surpeuplés d'anachorètes

 

« La diffusion de textes influents comme la vie d’Antoine a imposé une généalogie où le monachisme égyptien tient une place de premier plan. L’Egypte, de façon classique, est présentée comme la terre d’origine du monachisme, et, s’il convient de se rappeler que celui-ci a plus d’un berceau, l’influence des pères égyptiens était telle qu’il est légitime de se tourner vers eux pour définir ce qu’est originellement le moine et pour décrire les formes essentielles de la vie monastique, anachorétique et cénobitique. »6

 

Il y avait entre Alexandrie et Le Caire trois zones désertiques différentes comprenant trois ensembles d’établissements monastiques. Le désert de Nitrie aujourd'hui disparu, les Kellia (= les cellules), et le désert de Scété (Wadi el Natrum) où se trouvent encore aujourd'hui quatre monastères, en tout plus de 1500 monastères. Les anachorètes (ναχώρησις = le fait de se retirer, de faire retraite), les ascètes (σκήσις l'entraînement sportif, d'où l'expression d'  « athlète du Christ ») vécurent ensuite le plus souvent dans des régions très peu habitées et inhospitalières, en petits groupes épars, selon le système (aujourd'hui appliqué dans la religion orthodoxe) des laures, des établissements où chaque ermitage était séparé mais relativement proche des autres, ils ne se retrouvaient que le dimanche et les jours de fête où ils partageaient le repas, recevaient l'enseignement d'un Ancien et célèbraient ensemble les offices. Ce qui aujourd'hui en Occident serapproche le plus de cette pratique est le mode de vie des Chartreux.

Quand la religion chrétienne devint la religion officielle de l'Empire Romain, à partir du IVe siècle, se développèrent, outre un important flux de pèlerinages vers Jérusalem, une quantité de laures judéo-palestiniennes, dans les environs de la Ville Sainte, environs là-aussi semi désertiques. Le modèle y était les ermitages égyptiens de la Thébaïde. Ce sont ces ermites de la Terre sainte qui ont le mieux codifié la vie en laures, telle qu'elle se pratique aujourd'hui encore par exemple sur le mont Athos.

 

Deux grandes figures nous ramèneront vers l'Occident, d'abord Evagre le Pontique (345-399) qui finit sa vie dans le désert de Thébaïde. Cet intellectuel en des œuvres de grande profondeur a décrit et analysé avec une extraordinaire finesse psychologique l'expérience spirituelle du désert : il est le premier à avoir de façon systématique distingué entre la vie active et la vie contemplative, dans l'idée que tout homme est appelé à vivre des deux durant son existence. Austère, Evagre prônait pour aller vers Dieu un chemin dénué de toute image, forme et imagination. Sa notion de l'παθεία – sérénité et confiance atteintes par l'âme qui se déleste de toutes les scories de la vie pour obtenir l'amour vrai et le renoncement au soi égoïste – , se fonde sans doute sur l'ταραξία stoïcienne – refus de tout trouble – mais la dépasse par la charité et la prière.

La haute et difficile conception d'Evagre et ses traités théoriques (Le moine) sont parvenus à l'Occident par ce véritable passeur que fut Rufin d'Aquilée que Jérôme (qui le détestait passionnément et le couvre d'injures) décrit comme une petit bonhomme myope, timide et gauche... Avec Mélanie l'Ancienne, une riche Romaine qui avait distribué sa fortune aux pauvres et accompagna partout Rufin, dont elle partageait les idéaux, Rufin fut de la race des ermites voyageurs, il parcourut tout l'Orient chrétien d'alors ; mais surtout ses traductions en latin de la masse des documents de langue grecque entrèrent dans les abbayes de la Romania où elles ont été longuement lues, méditées et assimilées.7

La seconde figure de cette paléochrétienté orientale est Cassien (360-365/ 433-435), né en Scythie (entre Bulgarie et Roumanie) ; il visita les ermites de la Thébaïde entre 385-390 avant de gagner Constantinople (403) où il rencontra Lazare d'Aix-en Provence, qui passe pour avoir été le premier évêque de cette ville. Il semble assuré que Cassien, ami de saint Jean Chrysostome alors tombé en disgrâce politique, suivit Lazare jusqu'en Gaule où il se fixa.

C'est là que Cassien fonda l'abbaye Saint-Victor de Marseille ; pour notre sujet, Cassien est extrêmement important de par ses œuvres : il écrivit en effet les Institutions cénobitiques (ancêtre de la règle de saint Benoît), les Collationes ( = conférences) lues au réfectoire pendant des centaines d'années monastiques au point de donner leur nom « collation » au repas léger.

Les Collationes patrum in Scithico eremo relatent les souvenirs du séjour de Cassien en Egypte et de ses entretiens avec les Pères du désert, il y traite de la perfection ascétique et des moyens d'y parvenir. Dans les Institutions, Cassien professe que le genre de vie des anachorètes est le seul qui permette de triompher de tous les vices Et dans ses Conférences, Cassien laisse entendre que pour lui, comme pour beaucoup de ses contemporains, l'érémitisme était plus parfait que l'état des cénobites.

Pour saint Benoît, les Collationes sont le modèle du moine (speculum monasticum) qui doit les lire chaque jour, c'est aussi l'avis de saint Bruno, de Thomas d'Aquin, de saint Ignace de Loloya ; Arnauld d'Andilly haute figure du jansénisme qui a procuré une magifique traduction des Vies des Pères du désert en 1653, cite Cassien à longueur de page.

 

* Ermites occidentaux des premiers temps chrétiens

Des trois parties qui composent les Collationes, la seconde (Livres XI-XVII) est dédiée à Honorat d'Arles et Eucher, évêque de Lyon. Je vais m'arrêter un instant sur Eucher, d'abord parce qu'il est un de mes plus anciens témoins de l'érémitisme occidental, il vécut en effet entre 370 et 449. Il était issu d'une riche famille de patriciens gaulois et son parcours, parfaitement atypique, souligne à sa manière combien il est plus facile de parler des ermites que de l'érémitisme médiéval. Sa richesse et sa carrière font en effet qu'il nous est assez bien connu. Eucher est de plus un écrivain de talent et, pour mon propos, m'intéresse par son très joli éloge de la solitude (De laude heremi) qu'il dédie à Hilaire, moine et ermite près de l'abbaye de Lérins.

Eucher était marié et père de quatre enfants quand aux grandes invasions succèda l'installation des nouveaux arrivants vainqueurs. Ils avaient fixé comme loi la « règle de l'Hospitalité » qui consistait à se faire remettre sans résistance par les propriétaires gallo-romains tout ou partie de leurs possessions immobilières. Beaucoup de riches familles de patrices prirent la fuite et Eucher, laissant sa femme et ses filles, se fit moine avec ses fils à Lerins, auprès de son ami Honorat.

Eucher quitta Lérins quand Honorat fut choisi pour être évêque d'Arles, il fit alors venir son épouse et ses filles et vécut à proximité d'elles, ermite dans une caverne sur le Lubéron, pendant que ses fils gagnaient d'autres monastères. La réputation de l'ermite franchit les montagnes et, vers 453, les Lyonnais le choisirent pour être leur évêque. Il quitta alors femme et filles qui prirent le voile.

Il n'est guère douteux qu'Eucher avait choisi le monastère comme un refuge au moment où son monde s'écroulait et où il allait être privé de tout ce qui avait fait son existence. Pour autant sa vie monastique et érémitique n'en fut pas moins de valeur, en témoigne sa réputation qui parvint jusqu'à Lyon.

Comme l'écrit Eucher, Hilaire, son destinataire, a connu le désert quand il y est allé retrouver un compagnon qui était son père spirituel ; mais voilà que ce compagnon si cher est devenu pape, Hilaire retourne ainsi au désert non pour retrouver un ami mais pour le quitter. Cependant la valeur du désert le vaut bien puisque

« le désert est le temple sans limite de notre Dieu »,

Dieu habite dans le silence, c'est pourquoi plus que partout on le trouve au désert. Les vallées ont été créees pour abonder en fruits, le désert pour être fécondée par les saints, le paradis a été vaincu par Satan, mais le désert a vu la victoire sur l'esprit du Mal

Le désert est l'endroit où les saints pères ont pénétré les secrets du ciel. [...]

Concluons donc que cette demeure du désert est, pour ainsi dire, le siège de la foi, l'arche de la vertu, le sanctuaire de la charité, le trésor de la piété, le tabernacle de la justice. Car de même que dans une grande maison, tous les objets précieux sont enfermés en des cachettes bien closes, ainsi cette richesse des saints cachés au désert, bien enfermée derrière ses barrières propres, est mise en dépôt, pour ainsi dire, dans l'arsenal fermé de la solitude, de crainte que le contact des fréquentations humaines ne la détériore.

Au désert se profusent les hautes faveurs mystiques, car le désert est la chambre de l'Epoux.8

 

La trajectoire que suivit l'existence d'Eucher est en fait conforme à bien d'autres que nous lisons dans les Vies de saints ermites. Au siècle d'avant, Martin de Tours (316-397) n'avait-il pas commencé son existence religieuse par un ermitage situé dans un repli de la Loire ? Même une fois devenu évêque, il se ménagera des plages de solitude au milieu de ses tâches écrasantes. Or la Vie de Martin, écrite par Sulpice Sévère – qui a également écrit un texte sur les ermites de la Thébaïde – fut l'un des livres les plus lus de tout le Moyen Age. D'autres comme saint Arnoul, (582 † 640), au siècle suivant, suivront le chemin inverse : il quittera son évêché de Metz pour un ermitage près de Remiremont, il y finira ses jours dans une existence semi-érémitique.

Saint Benoît (480 † 547) dans sa règle juge l'existence de l'ermite plus difficile et plus haute que celle du moine ; elle sera donc réservée à ceux qui ont passé victorieusement l'épreuve de longues années dans le cénobitisme9. C'est la première fois que, dans l'ordre religieux, les ermites apparaissent en tant que tels. Mais on le voit, ce sont des ermites particuliers, ceux qu'Anne-Marie Helvetius appelle des « ermites de l'intérieur »10 : ils viennent du monde monastique, ils ne sont pas laissés à eux-mêmes. Et bien sûr, lorsque leur valeur fait d'eux des modèles dignes d'admiration, ils trouvent plus facilement que les « ermites de l'extérieur » celui qui conservera leur souvenir en écrivant leur vie.

Les ermites de l'extérieur nous sont beaucoup moins connus, on les divise en solitaires qui ont choisi de se fixer dans un lieu écarté, forêt, montagne, île ont désormais remplacé les « déserts » du bord du Nil devenus symboliques. D'autres sont des gyrovagues, ils se veulent « étrangers sur la terre » comme le dit le Psaume 118. Ces deux dernières catégories sont certainement les plus familières aux petites gens qui fréquentent assiduement la forêt, on les apprécie, mais on n'accepte pas d'eux le moindre manquement ! Quant à ceux des romans, s'ils se recrutent assurément dans ce type d'ermites, il sont très largement transformés par l'écriture de l'imaginaire : la plupart des ermites romanesques sont d'anciens chevaliers qui expient sous le sac un longue vie de batailles et de rapines ! De tant d'ermites qui se taillèrent avec les grossiers matériaux du lieu, feuilles et branchages un semblant de cahute et érigèrent avec les mêmes fragiles matériaux un oratoire il ne nous reste rien, à peine parfois le souvenir inscrit dans un toponyme. Il est nécessaire que nous utilisions les sources écrites si nous voulons en savoir plus...

Ce qui est sûr, ce sont les réticences de l'Eglise : les solitaires suscitent la méfiance ! ils n'ont pas de règle, ils sont parfois incultes. Leur foi est vite déviante. Dans les périodes les plus misérables, c'est leur vie qui est en jeu. On sait qu'il y eut des meurtres d'ermites, ainsi de saint Follien massacré au matin avec ses compagnons par le bûcheron qui les avait hébergés. Ce sont en outre des meurtres gratuits qui ne sauraient s'apparenter au martyre, ceux qui les commettent sont souvent au dernier degré de la misère. Ce sera la raison majeure qui poussera l'Eglise à interdire l'érémitisme solitaire aux femmes : après un certain nombre de meurtres, elles furent vouées au reclusoir, à l'intérieur des villes11. Leur cellule souvent ouvrait une discrète fenêtre sur l'autel, elles assistaient « en direct » à l'eucharistie, ce qui était une insigne faveur. D'autres habitaient au bord des ponts, à l'entrée des villes, là où la foule était dense, ce qui permettait de les nourrir, les visiter et, très souvent de leur demander conseil. Aussi les villes qui en possédaient s'occupaient-elles activement de les entretenir. Nous sommes loin, très loin de la figure hideuse de la recluse sortie de l'imagination romantique de Victor Hugo dans Notre Dame de Paris !

Aux temps mérovingiens on constate donc la présence d'un grand nombre d'ermites, en même temps que de nombreuses tentatives de les ranger dans des structures où ils vivent sans risques ni pour eux-mêmes ni pour ceux qui les fréquentent. Les légendes les plus marquées au coin de la reconstruction montrent en même temps à quel point la figure de l'ermite est auréolée de sacré dans la culture laïque. Ainsi il est frappant de constater combien la figure des saints fondateurs de la Bretagne suit le même schéma alors que leur existence s'étale sur une assez longue période :

  •  saint Corentin né vers 376 en Cornouaille armoricaine, devint ermite au pied du Menez Hom, près de Plomodiern. Mais ensuite il fut choisi pour devenir évêque de Quimper
  • saint Armel né en 480, venait du pays de Galles, il quitta l'Angleterre envahie pour la petite Bretagne, débarqua à l'Aber Ildut, et se fit ermite près de Quimper, il fonda le monastère de Plouarzel, mais resta sa vie durant un gyrovague errant
  • saint Go(u)lven12 né vers 540 † 616 ( ? Vita du XI-XIIes tardive), se retira dans la solitude face à la mer, dans un lieu (aujourd'hui Saint Goulven) qu'il délimita par trois croix. Elu à la tête de l'évêché de Léon, il se retira à la fin de sa vie dans un ermitage situé à 4 lieues de Rennes.
  • Saint Samson, attesté comme évêque de Dol vers 560, serait né outremanche au pays de Galles, il fit des études près de Cardiff et se retira ensuite dans une caverne. Passé en Armorique, il y devint évêque.

On aura remarqué que ces ermites divers, dont nous savons bien peu, se situent entre la vie de Martin et la vie de Colomban (540-615) ; beaucoup sont de fait des Irlandais ou des hommes fuyant l'Angleterre.

C'est de l'archéologie que nous viendront nos dernières remarques sur l'ermite des temps mérovingiens.

En Champagne, aux Ve-VIe s, Jean Heuclin13 a relevé 48 ermites cités par des Vitæ, ils ont vécu paisiblement au temps de saint Remi : un saint Murphy cultivait la terre , un saint Fiacre nourrissait les pauvres avec son jardin. Au Vs, à Troyes, l'évêque Loup (383-479) est en relations étroites avec Lérins, nous voyons son successeur (479-525) autoriser Aventin, esclave racheté et devenu religieux, à vivre en solitaire dans les ruines du temple de Mercure qui a précédé l'église d'Isle Aumont. Aventin et Fidolus , un prêtre, racheté également, sont les bâtisseurs et les organisateurs du cimetière ici installé, ils y assument la tâche d'intercesseurs entre les vivants et les morts pour lesquels ils assurent la prière perpétuelle, non pas simples gardiens donc, mais protecteurs de ce « cimetière d'ermites », que les fouilles nous ont permis de reconstituer.

 

* la vie d'ermite14

Les premières habitations sont des huttes semblables à celles que construisaient les paysans pour garder les vignes ou les melons.15 La nature sauvage est cruelle pour ceux qui s'y aventurent seuls ou en petit nombre, Raoul de Saint-Trond nous trace ainsi un tableau saisissant du voyage où les montures étaient accablées de mouches qui les piquaient et les saignaient

«  à tel point qu'elles semblaient avoir des dents par devant et des dards par derrière »16,

les marcheurs égarés s'embourbèrent dans les chemins défoncés et ils tremblaient de peur à l'idée de rencontrer des pillards.

On reconnaît l'ermite à son habit, il porte une cape usée, sa chevelure est longue, sa barbe abondante et inculte, les soins de toilette sont le plus souvent abandonnés comme inutiles ... (Il y a des textes où les auteurs s'élèvent contre ces tendances17 ! mais dans les villages très pauvres et pour les mendiants, il en allait de même) . Le solitaire a les pieds et les jambes nues. Il se protège d'une peau de chèvre ou de de mouton : les ermites de la Thébaïde lui donnaient le nom grec de « melote », (peau de brebis avec la laine), les textes médiévaux varient en indiquant « peau de taisson » (blaireau). Enfin tout ermite a son bâton, qui est l'emblème du viator, du pèlerin, homme en marche (on l'appelle au Moyen Age, bourdon).

A vrai dire, à vivre seul dans les bois, l'ermite devait offrir un aspect assez épouvantable

Eremita est solitarius, incultus, pallidus, macilentus, pannosus, hirsutus, horridulus, barbatus18

En fait ces termes sont ambivalents : hirsutus est glosé par Rupert de Deutz avec l'image de la châtaigne dont les bogues sont piquantes et l'intérieur succulent. Hirsute évoque aussi bien les poils que l'habit en peau de bête ; macilentus signifie maigre et émacié, mais s'il évoque une pâleur quelque peu inquiétante, macilentus est aussi employé pour évoquer la maigreur svelte qui est le propre de ceux en qui domine la bile rouge, laquelle rend « rapide, audacieux comme un cerf ». En outre macilentus s'emploie pour décrire le Christ en croix. Les habits pauvres (pannosus) sont la preuve que l'ermite a abdiqué tout pour suivre Dieu.

Le plus souvent, l'anachorète ne vit pas seul : on trouve un Maître avec son disciple, deux amis ou compagnons, parfois homme et femme (de même famille) ou qui se sont choisis. Ils habitent près l'un de l'autre, telle cette anglaise nommée Eve qui traversa la Manche pour venir se fixer près d'une ermite avec lequel elle avait correspondu.

On l'a dit, l'Eglise cherche toujours à fixer les solitaires à un monastère proche, relevant d'une règle, afin de leur éviter d'être totalement errants, pour assurer aussi parfois leur survie, dans les grands froids ou lors de périodes troublées, pour les protéger surtout contre eux-mêmes car les anachorètes ont tendance à surenchérir en ascèse sur les pratiques accoutumées : ils cultivent les austérités dans tous les domaines, jeûnes, végétarisme absolu (« herbes » et « racines »), pains d'orge auquels on mêle parfois,par mesure d'économie autant que de mortification de la paille ou de la cendre. Quand l'ermite est de noble race, habitué donc à une nourriture essentiellement carnée, ce régime est vraiment austère ! Saint Bernard compare justement le solitaire à une bête de somme (jumentum)19. La seule boisson est l'eau, alors que la Règle de saint Benoît autorise une bonne dose de vin – et de toutes façons, à cette époque, on évite de trop boire de l'eau, car bien des sources sont malsaines.

Rien ne vient tempérer, dans l'absence de confort de la cabane, les assauts du froid et du chaud, enfin on risque de sentir sa raison chanceler, ce sont les fameuses attaques du démon.

Même si les ermites, parfois détachés d'un monastère, sont soumis à la règle de leur établissement d'origine, la base de leur règle de vie se résume aux trois injonctions de l'anachorèse antique : FugeTace, Quiesce20 : fuge, fuis est la définition même de l'anachorèse, le retrait du monde et tout particulièrement de la ville et de son vain bruit. Car c'est hors la ville que se trouve le silence propice au recueillement et à la paix du cœur que les Grecs appelaient συχία. Le silence qu'implique Tacetais-toi, renvoie en outre à l'au-delà de la parole : Dieu est inexprimable, indicible ; si on ne peut que l'approcher dans le silence spirituel, on ne peut l'appréhender que dans l'au-delà du langage, qui correspond à l'éblouissement devant trop de lumière. On se rappellera que le silence était déjà vertu d'or chez les Pythagoriciens. Quant au Quiesce, il renvoie à la paix des béatitudes, il est encore ce que naguère on demandait à Dieu pour le défunt qu'on accompagnait une dernière fois : dona ei requiem. Derrière cette sérénité absorbée en sa joie silencieuse, on retrouve la pensée d'Origène : par la contemplation l'homme vient à Dieu, dans la béatitude il sera déifié, devenu comme Dieu.

On retrouve tout cela admirablement exprimé dans la simple prière de Nicolas de Flües, patron de la Suisse21 :

 

Mein Herr und mein Gott,

nimm alles von mir,

was mich hindert zu dir.

Mein Herr und mein Gott,

gib alles mir,

was mich fördert zu dir.

Mein Herr und mein Gott,

nimm mich mir

und gib mich ganz zu eigen dir.

« Mon Seigneur et mon Dieu,

Prends-moi à moi

Et donne-moi tout entier à Toi.

Mon Seigneur et mon Dieu,

Prends-moi tout

Ce qui me sépare de Toi.

Mon Seigneur et mon Dieu,

Donne moi tout

Ce qui m'attire à toi »

 

Le but est de triompher de son corps, de l'oublier. Les ermites utilisent pour ce faire toutes sortes de techniques éprouvées par tous les hommes de toutes les religions : restriction dans le sommeil, on dort sur une planche, voire assis, on triomphe des ardeurs de la jeunesse par des bains dans l'eau glacée, on prie les genoux dénudés, a genouz et a coutes, c'est la proskinesis, ou debout, les bras en croix pendant des heures, ou la tête placée entre les genoux ; on pratique la flagellation, chère à Pierre Damien, on porte le cilice (haire), parfois même pour montrer qu'on mérite le cachot et les fers, on s'enferme dans des chaînes, ou l'on porte une cotte de mailles à même la peau (le plus célèbre est Dominique l'Encuirassé, ermite italien).

Les ermites de Thébaïde avaient possédé une très grande imagination pour inventer des macérations assez terribles. Les Occidentaux ne pratiqueront pas la vie sur une colonne comme les stylites ! Mais, il faut bien le dire, les Irlandais derrière saint Colomban en trouvèrent beaucoup d'inédites. Dans leurs monastères, la discipline était des plus sévères !22

Mais le pire danger est la fatigue qui advient lorsqu'on a triomphé de tout, c'est pourquoi jamais l'ermite ne doit être inactif, il pratique le plus souvent un petit métier, une occupation monotone et simple, qui alterne avec ses prières.

Et puis, et les romans en témoignent, l'ermite reçoit beaucop de visites, il est le soutien et le consolateur, sa maisonnette est un hospice ouvert aux voyageurs, de pauvre confort, mais hors la pluie et le vent ! Il joue le rôle d'aide-éclairé, il est même un relais pour les nouvelles, une mine d'informations ! Il en va de même pour les recluses. La vie d'ermite oscille ainsi entre des conditions très éprouvantes que certains recherchent par macération et l'installation dans une existence délivrée de toute attache où un strict minimum suffit pour survivre et où les autres sont toujours bien accueillis. A la porte, un petit marteau permet toujours au visiteur de s'annoncer.

L'ermite qui a su se fondre dans cette vie rude mais gratifiante se voit investi du don de prédire l'avenir, on comprend qu'il soit souvent visité par les puissants de la terre. Mais l'ermite a le don de la parrhesia Παρρησία franc-parler, comme le fou, il s'est libéré des attaches du corps et il dit vrai

Si les petits et les humbles accourent auprès de l'ermite se faire consoler, les religieux, moines et clercs, chantent souvent les ermites, ils en font les héros de leurs poèmes, ils les comparent aux animaux bibliques, aux tourterelles toujours fidèles et toujours plaintives (tandis que le moine est colombe car elle est grégaire)23 aux arbres rêches et parfumés (le tamarin) et puis au pélican du désert cher à saint Jérôme, au hibou du psaume qui sait l'heure de la mort et se fait veilleur dans la nuit, à l'onagre enfin, au nom du commentaire de Job XXXIX 5 (longuement commenté par Abélard)24 :

Qui mit en liberté l'âne sauvage, qui délia les liens de l'onagre auquel j'avais assigné la steppe pour maison et la terre salée pour demeure ? Il se rit du vacarme des villes, il n'entend plus l'ânier vociferer. Il explore les montagnes, son paturâge en quête de la moindre verdure.

Surtout, c'est, nous l'avons vu c'est dans la paix et le silence que Dieu habite, les ermites ne l'oublieront pas

Les forêts t'apprendront plus que les livres. Les arbres et les rochers t'enseigneront des choses que ne t'enseigneront point les maîtres de la science »25

et encore

« Les abeilles te seront une consolation et un exemple » (Etienne de Tournai à l'anachorète Guillaume)

Il n'en faut pas moins rester prudent : dans l'Hortus deliciarum de Herrade de Landsberg (manuscrit magnifiquement illustré réalisé entre 1159-1175, détruit pendant la guerre de 1870) on voyait sur une superbe miniature les êtres humains classés par status (états) grimper l'échelle qui mène au ciel. Sur le plus haut degré, on repère un ermite, bien reconnaissable à son habit ; il est le plus parfait puisqu'il a presque réussi à gagner le ciel; mais il jette un regard en arrière vers son jardin, symbolisé par des herbes... et c'est la chute ! Le jardin peut être l'objet de trop d'attentions, et Herrade est sans pitié :

« Hic heremita falsorum heremitarum personam gerit, qui hortum suum excolens et superfluis cogitationibus plantationis suae intendens, ab oratione retrahitur et divinae contemplationis dulcedine sequestratur. »26

 

* Les temps difficiles : décadence morale et institutionnelle du X° siècle27

Les IX et Xe siècles forment une période très sombre.

Sous les Carolingiens, la force du pouvoir politique s'était assuré le contrôle de la société, mais quand cette puissance se désintégra, les peuples fraîchement (et superficiellement) convertis retournèrent à leurs pratiques, dans le même temps que la vie morale du clergé sombrait dans la luxure, la simonie et le nicolaïsme, c'étaient les puissants laïques qui occupaient les charges ecclésiastiques tant séculières que régulières et leur seul but était d'en tirer de substantiels revenus. Les véhémentes vitupérations de Pierre Damien dans son libelle au titre révélateur – liber Gomorrhanius – en disent long sur l'état déplorable de l'Ecclesia en ces temps :

« …la religion décroît et tend à disparaître, tous sont dévorés d'un insatiable appetit pour les choses de la terre, les hommes de notre temps ne vivent plus que de ripailles, d'avarice et de débauches, un esprit malin précipite le genre humain dans un abîme de forfaits… » 28

 

Pierre Damien soulignait en outre la crasse ignorance du clergé, se demandant ce que pouvaient obtenir les prières d'un prêtre qui ne comprend pas un des mots qu'il prononçe.

De 1033 à 1045, le pape fut un débauché, Benoît IX, que son père avait fait sacrer à l'âge de 12 ans ; il se conduisit si mal que les Romains excédés le déposèrent et imposèrent pour son successeur Sylvestre III, mais l'élection était parfaitement illégale, et Benoît reprit la chaire pontificale jusqu'au moment où il tomba amoureux de sa cousine et pour l'épouser, abdiqua – contre une forte somme d'argent. Le pape qui lui succéda, Grégoire VI, se trouva face à un océan de réformes, sans cesse menacé par Sylvestre III qui voulait reprendre la place et Benoît IX dont le mariage avait échoué. Grégoire VI fit appel à l'empereur du Saint Empire, Henri I, ouvrant par là la porte aux futures querelles entre le sacerdoce et l'Empire. La politisation de l'Eglise était gravement habituelle, aussi bien en Angleterre qu'en France où les rois vendaient les évêchés. Les premiers papes réformateurs , Brunon évêque de Toul, devenu Léon IX , Victor II, Nicolas II, s'usèrent à la tâche pour des pontificats de très courte durée et, s'ils furent des hommes de valeur, ils n'avaient pas moins été désignés par les empereurs allemands qui devenaient ainsi de véritables « faiseurs de papes. » Ce n'est qu'en 1059 que les papes votèrent le decret qui réservait l'élection aux cardinaux. L'action du cardinal d'Ostie Pierre Damien fut prépondérante dans la profonde réforme qui redonna aux papes valeur et puissance spirituelle. Celui qui recueillit le fruit de toutes ces années d'effort fut le pape de la réforme dite grégorienne, Grégoire VII.

Ces années de fer n'en avaient pas moins vu la conversion au christianisme des Danois, suivie de celle de toute la Scandinavie puis de la Pologne, de la Bohème et de la Hongrie ; la réflexion philosophique et théologique jetait les bases de la scholastique, la dynastie germanique des Otton était à son apogée, les Belles Lettres s'illustraient tout particulièrement en Italie ; malheureusement dans le même temps le schisme entre catholiques et orthodoxes devenait un fait irréversible.

En ces temps, beaucoup de miséreux vagabondaient sur les routes, en Orient, le Concile de Trullo (en 692)29 s'était déjà élévé contre ces errants qui se disaient poussés par Dieu mais n'étaient, selon l'Eglise (sans doute en partie était-ce vrai...) que de « faux ermites » et de parfaits « simulateurs de religion », en tout cas n'avaient personne pour les guider ou les autoriser. Cela explique les exhortations répétées de Pierre Damien, puis d'Yves de Chartres (1040-1116) l'un des plus grands juristes du Moyen Age30 ; ils prônaient le cénobitisme, la vie dans les abbayes en commun : certes le solitaire qui, rempli de vertus religieuses, cherche Dieu loin du monde est digne d'admiration ; mais il faut manquer sérieusement de psychologie pour ignorer combien il est difficile de vivre dans la solitude :

« Tu t'engages mon frère dans une voie ardue, toi qui veux suivre les Paul, les Antoine et les Macaire »

écrit à un religieux à son ami tenté par l'anachorèse. On apprenait dans les monastères que les moines soumis à un abbé rencontreront trois péchés capitaux sur leur route , la gourmandise, la luxure et l'avarice. Mais l'ermite lui devra triompher de cinq péchés, l'acédie, la vaine gloire, l'orgueil, la tristesse et la colère ! Pour Jean Climaque le néophyte qui devient ermite est un voyageur qui veut traverser la mer sur une planche.31

Pourtant devant la décadence qui avait frappé les plus prestigieux établissements religieux en raison de la mainmise des puissants, devant le relâchement du clergé, la violence, la misère des temps, le temps des réformes et du renouveau allait être annoncé par une véritable floraison d'ermites.

 

Pour les populations de la Romania chrétienne, la ferveur trouva à s'aiguiller dans deux directions : le monachisme bénédictin, renouvelé par Cluny, et la recherche ascétique. Dans toutes les directions explorées, brillent des esprits supérieurs et des hommes de grande sainteté : A Cluny, les saints abbés Hugues, Mayeul, Odilon ; au Bec, Lanfranc et saint Anselme ; en Italie affluent des moines et des religieux de rite grec, fuyant la Sicile tombée aux mains des Musulmans, ils s'installent en Calabre et refondent le « désert » au milieu des montagnes. Des ordres qui s'inspirent du cénobitisme byzantin – semi érimitiques – vont alors se créer autour de Romuald et de ses camaldules. On citera Pomposa, Fonte Avellana, Vallombrosa...

 

*L'essor des XIe et XIIe s.

Jean Marie Sansterre »32 rappelle qu'il était de coutume dans l'abbaye bénédictine de Pomposa que les abbés finissent leur vie en ermitage ou, au moins s'y retirent pour de longs séjours. Cela dura jusqu'au début du XIe s. la grande abbaye témoigne ainsi de façon précoce à la fois du renouveau érémitique et de la difficulté qu'eut le monachisme à l'admettre en son sein.

Pour le présent propos, nous intéressent la place que l'Italie tint en ce mouvement et les liens qu'entretinrent certains grands religieux d'Italie avec la France.

Peut-être parce que nous sommes tributaires de nos source écrites, un grand nombre des ermites italiens de ce temps appartiennent à la catégorie des « ermites de l'intérieur » : venus du monastère et y retournant, leur anachorèse est périodique. Mais ils ont ceci de remarquable, ils sont des fondateurs de nombreux établissements mais semblent incapables de rester en place, ainsi de Dominique de Sora† 103233 qui passa sa vie à se déplacer, de Sabine dans les Abruzzes puis dans le Latium ; d 'Amicus († entre 1040 et 1050)34 qui fut ermite aux confins des Marches mais mourut au monastère ; de Jean Gualbert (995-1073), fondateur de l'ordre des Vallombrosains, rattaché aux Bénédictins, qui passa un long moment à côté de l'abbaye dans une ermitage à trois compagnons ; de Romuald surtout et de son ordre camaldule qui est un ordre semi érémitique.

A ce propos, il y a là un certain mystère qu'on a soulevé dans le rapport qu'entretinrent un certain nombre de ces anachorètes avec saint Michel – fait à noter en ces fêtes johanniques ! – On sait que Romuald passa un moment de son existence à Saint Michel de Cuxa. Il existe aussi un trouble récit au sujet de Saint Michel de la Chiusa qu'un récit plus tardif relie à un ermite qui vivait tout près. Que la Vie des Pères du Désert ait nourri les idéaux de ces moines apparaît bien dans le récit de la vie de Bononius ( † 1026) : originaire de Bologne, ce religieux était si admiratif des solitaires de Thébaïde, qu'il s'exila et vécut son érémitisme sur le Sinaï avant de revenir pour être élu abbé des Saints Michel et Janvier de Lucedio35. Sa Vita lui prête une fondation bénédictine en Egypte. Enfin à saint Michel de Cuxa, Romuald s'imprégna de la lecture des Vies des Pères du Désert.

On sait que saint Thibaut, originaire de Provins, termina ses jours près deVicenze. Un autre ermite suivit le chemin inverse, c'est Anastase, un ascète que la postérité a quelque peu dédaigné, quoiqu'il ait été assez admiré de son temps pour que l'on possède sa Vita. Anastase était né d'une noble famille vénitienne36 Il décida tout jeune de se faire moine et après un long périple, chosit de se faire moine au Mont-Saint-Michel, il s'en éloigna assez vite pour se fixer en ermite sur le rocher de Tombelaine, c'est donc un « ermite de l'intérieur ». Saint Hugues de passage l'emmena à Cluny où il resta un certain nombre d'années, passant ses carêmes en ermitage, puis il fut choisi par le pape pour aller prêcher les Musulmans d'Espagne. Mais il n'y eut pas de résultats. Il accompagna une seconde fois Hugues dans le Sud Ouest pour une fondation. Sur son chemin de retour, il s'arrêta à Pamiers pour un autre carême dans la montagne. Il se remettait en route vers Cluny quand il mourut sur la route à Saint Martin d'Oyde, tout près de Saint-Michel-en-Ariège.

Durant son enfance, Anastase avait reçu une culture non seulement latine mais grecque, ce qu'atteste son nom. Ce dernier trait a incité Mathieu Arnoux à lui supposer des origines hélléniques ou dalmates.

Même si Anastase a quitté définitivement Venise pour se consacrer à l'anachorèse, il présente de nombreuses ressemblances avec Romuald, comme lui de double culture gréco-latine comme lui attaché à la règle bénédictine mais toujours en route vers une ascèse plus profonde, tel le plus profond désert tant cherché par Antoine. Anastase, est dit par sa Vita « moine et ermite », quand il se retire dans la montagne pour ses austérités liées au temps de carême, il élit un abri particulièrement sauvage en altitude tandis que son compagnon reste en contrebas et vient de temps à autre le ravitailler, ce qui ressemble là encore à l'organisation imaginée par Romuald pour les Camaldules.

Ce qui est intéressant est que la venue au Mont Saint Michel d'Anastase a coïncidé avec l'abbatiat d'Italiens (dans les années 1020), dont le plus célèbre est Guillaume de Volpiano, qui fut dans les faits abbé du Mont de 1023 à 1031. Guillaume, abbé de Saint Bénigne de Dijon, gouvernait aussi Fécamp et Bernay, il y appliqua les projets réformateurs venus d'Italie. Pendant ce temps, un ermite comme Anastase faisait connaître aux Normands et aux Bourguignons les idéaux qu'avaient cultivés Romuald et les milieux qui générèrent les Camaldules. Même s'il n'est guère possible de rapprocher Thibaut de Provins d'Anastase, on n'oubliera pas que les comtes de Bois et de Champagne étaient les proches voisins de la Normandie et non moins de Dijon. Plutôt que d'influences, il faut ici parler de « l'air du temps » qui explique que, parmi les jeunes gens qui se lancèrent dans l'aventure de la foi au sortir d'une longue période de troubles dont à peine s'amorçait l'achèvement, Thibaut de Provins fait partie des plus précoces. Et les idées voyageaient avec les hommes, bien plus mobiles qu'on l'imagine aujourd'hui. Dans ces mêmes années 1025, la Normandie ne vit-elle pas passer un ermite nommé Syméon du Sinaï qui venait tout simplement recueillir des aumônes destinées au grand monastère Sainte Catherine d'Alexandrie ? Les reliques de la sainte dont il fit cadeau au duc Richard furent déposées dans l'abbaye de la Trinité sur le mont désormais dénommé Sainte Catherine. De cet ermite venu du lointain Orient, on sait encore, grâce au moine qui retraça sa Vie qu'il finit ses jours, reclus contre la Porta Nigra de Trêves.

Enfin parmi les disciples de Guillaume de Volpanio, on n'omettra pas de citer son neveux, Jean de Fécamp, né dans les environs de Ravenne vers 990. Il succèda à son oncle comme abbé de Saint Benigne en 1052 après avoir dirigé Fécamp en 1028. Ce grand voyageur surchargé de tâches administratives vécut pleinement la dureté de ces temps où la misère obligeait Guillaume de Volpiono à vendre la vaisselle précieuses de Saint Benigne pour pouvoir apporter l'aumône aux miséreux. Il fut des réformateurs, mais il fut aussi, comme il le dit, « ermite de désir », ce tout petit homme qu'on appelait du diminutif de Jeannelin avait commencé sa vie comme anachorète, il désira toujours au moins l'y terminer, comme Romuald ou comme Bruno. Mais la réforme exigeait que les religieux se mettent au service de l'Eglise avant tout, ainsi du futur archevêque de Bordeaux Geoffroy de Lauroux que saint Bernard tira de vingt années paisibles d'érémitisme pour l'envoyer résoudre le schisme de l'antipape Anaclet.

 

Si Eucher a écrit une poétique louange de la solitude, Jean de Fécamp nous laisse pour sa part une déchirante Lamentation sur la solitude perdue.

 

O casta et munda solitudo, sedes pacis et repausationis gaudens familiari Deo, diu exquisita tandemque inventa ! Quis te mihi abstulit, dilectam meam ?

Miserere mei sicut coepisti, libera me ab hoc maligno saeculo et ne sinas famulum tuum ulla occasione implicari in eo. Libera, liberator omnium in te sperantium Deus, libera, quaeso, proprietate et bonitate tua, libera animam servi tui ab his iurgis et contentionibus, ab his causarum tumultibus et multiplici adventiantium strepitu ab hoc multo saeculo quod patior in monasterio, inter hanc frequentiam fratrum, ubi cotidie in multis offendo...37

 

Des troubles du IX et du Xe siècle, devait sortir la Réforme qui conduisit vers le « beau Moyen Age ». En ce qui concerne les ermites, il semble que l'Eglise resserra sa mainmise sur ceux qui se consacraient et devaient le faire suivant la règle. Cette méfiance devait perdurer jusqu'au concile Vatican II. Au XII et au XIIIe s., beaucoup de saints commencèrent leur vie par la solitude, bien rares furent ceux qui l'y terminèrent, nombreuses furent au contraire les créations d'ordres religieux nouveaux, fondés par des anciens anachorètes. Des ermites solitaires et indépendants, on en trouve surtout dans les romans. On peut croire que cela représentait une réalité... mais un vrai littéraire est toujours méfiant lorsqu'on veut rapprocher l'imagination et l'Histoire. Ce qui est certain, c'est que cénobites, semi-ermites ou ermites détachés, tous continuèrent de nourrir en eux comme un idéal la spiritualité du désert.

 

La spiritualité du désert

Elie et Jean Baptiste , prototypes du moine38

Le prophète Elie vécut au Ixe s. av JC. La règle des carmes, ermites qui vivaient sur le Mont Carmel près de Jérusalem, mentionne l'imitation d'Elie en exergue, modèle pour la sainteté et la solitude.

Dans l'ancien T. les prophètes Elie et Elisée forment un couple, mais sont opposés : Elie est le solitaire, Elisée, son disciple vit au milieu du peuple ; Elie veut éloigner Elisée, Elisée s'y oppose, pour finir Elisée obtient d'Elie la moitié du don de l'Esprit et assiste à son enlèvement au Ciel. Après le départ d'Elie, Elisée retourne aux hommes et accomplit ses miracles.

Mais les deux prophètes restent proches : tous deux ressuscitent un enfant et tous deux, en s'allongeant sur lui, comme pour le recréer, on a pu y voir une image de la Grâce

L'une des voies de l'exègèse a rapproché Elie de Jean Baptiste et le Christ d'Elisée, car c'est pour les deux couples au bord du Jourdain qu'eut lieu la transmission de l'Esprit.

Chez les Israélites, si l'on en croit Philon d'Alexandrie, Elie fut avant tout prophète, l'homme à la parole de feu, l'incarnation du Logos ; il est donc le médiateur entre la créature et son Créateur. Seul, l'historien juif Flavius Josèphe raconte tout au long la vie d'Elie ; la plupart des autres auteurs juifs ou paléochrétiens s'attachent à un ou l'autre des événements de cette vie, tel Elie nourri par les corbeaux envoyés de Dieu. Quand le peuple d'Israel se détourne de Dieu, son cœur se déssèche : c'est l'image de la pluie qui cesse de tomber ; et le peuple privé de toute spiritualité meurt de cette sécheresse. Elie vit de la parole de Dieu, les oiseaux du ciel lui apportent de la nourriture. Elie se tournera vers le peuple pour ramener la pluie, c'est-à-dire la vie. Ce sont des images très simples et pas moins profondes.

L'autre image attachée à Elie, c'est son retour dans les temps derniers, quand adviendra la fin du monde. Elie reviendra mystèrieusement comme il a disparu, enlevé au ciel sans laisser de traces et l'on ne sait pas s'il vivait encore ou s'il était mort. Dans la litérature rabbinique surtout au moment de la destruction du temple par les Romains, Elie devint ainsi l'incarnation de l'attente eschatologique.

Elie rentre dans la pensée chrétienne essentiellement par l'entremise du théologien Origène (185 †253.) qui démontre le parallélisme entre Jean Baptiste et Elie. Ces deux prophètes sont liés au fleuve Jourdain image d'une route qui ramène au paradis et figure du Verbe. L'exégèse d'Origène est ce qui a crée le monachisme : Elie y devient prototye du moine à cause de sa prière ininterrompue, de sa pauvreté, de sa virginité et de son zèle ascétique. Origène étudie le thème de la nourriture dans la vie d'Elie (Elie nourri par les oiseaux, Elie multipliant la farine de la pauvre veuve qui l'avait reçu...) Cette nourriture relève du pain de vie, du pain spirituel, nécessaire tout autant que le pain matériel : comme la nature nous donne notre pain matériel, la nature divine nous nourrit du Logos, pain des anges, où Dieu se transforme en nous, tout en nous transformant en lui.

Origène meurt en 253 : si saint Antoine († 356) a bien dépassé les cent ans, sa naissance coïncide en gros avec la disparition d'Origène.

Car Elie est celui qui se tient devant la présence de Dieu vivant, il est un modèle pour la vie solitarie, la vie de prière. C'est l'exemple d'Elie qui fonde la vie d'Antoine :

Δεῖ τν σκητν κ τς πολιτείας τοῦ μεγάλου λίου καταμανθάνειν ς ν σόπτρῳ τν αυτοῦ βίον εί. 39

 

Quand Athanase évêque d'Alexandrie rédige la vie d'Antoine, il la reconstruit sur le modèle de celle d'Elie, : Antoine veut comme Elie « se tenir debout aujourd'hui devant le Dieu vivant » ( IIII Rois 18-15, 17, 1), comme Elie ne pas mesurer le temps qui passe, mais vivre chaque jour comme s'il était un débutant40 pur de cœur et prêt à l'obéissance. S'asseyant « sur la montagne », Antoine reprend le geste d'Elie (IV Rois I 9), car la Montagne est le lieu qui surplombe l'espace mauvais et la position assise, celle du sage, elle reflète la stabilité que permet la paix intérieure. Pour finir, Antoine à sa mort lèguera à Athanase son manteau d'ermite, la melote, comme un jour Elie avait choisi Elisée en jetant sur lui son manteau.

Grégoire de Nysse, – le propre frère de Basile de Césarée qui donna aux cénobites la première de toutes les règles – , écrira que tout moine se veut l'émule d'Elie et de Jean Baptiste, car ils sont les paradigmes de la vie pauvre et solitaire, de l'ascétisme et de l'anachorèse :

  • comme eux, les moines et les ermites vivront seuls et dans le jeûne car ils attendent Dieu
  • comme eux, les moines et les ermites vivront vierges, car ils sont dans l'attente de l'Epoux dont le seul désir les consume.
  • comme eux, les moines et les ermites vivront dans le silence tout en vivant de la Parole, car c'est dans le silence que se déroule le colloque intime avec Dieu qui nécessite la paix du cœur et du corps.
  • comme eux, enfin les moines et les ermites vivront « au désert », car c'est l'espace de la plus grande liberté, celui aussi de la plus grande tentation là où peut s'exercer le feu dévorant de la parole.

 

Origène et derrière lui Athanase, décrivant le courant incarné dans Antoine, avaient uni Elie et Jean Baptiste dans une même exemplarité. Les hommes du Moyen Age ne s'y sont nullement trompés quand ils ont adopté ces exégèses et pourtant, contrairement à nous, ils ne connaissaient pas les découvertes de Qmrân ! Pour certains savants aujourd'hui, Jean Baptiste aurait fait partie de la communauté essenienne, dont les fouilles, après les découvertes de Qmrân, ont révélé que l'on y pratiquait une vie communautaire fondée sur la lecture et la réflexion religieuse, dans la pauvreté et le célibat. Ce qui est sûr que le texte évangélique de Luc qui raconte les circonstances entourant la conception et la naissance de Jean Baptiste fut rédigé selon le modèle des récits de naissances prophétiques et tout particulièrement celle d'Elie :

« Ta femme Elizabeth t'enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jean ( = Yahwé fait grâce)... Il marchera devant Dieu dans l'esprit et la force d'Elie... » (Luc I 13)

 

Comme Elie enfin, Jean Baptiste se retire « au désert » où il vit dans le dénuement vêtu d'un manteau de poil de chameau, se nourrissant de sauterelles et de miel sauvage. Tous ces détails seront soigneusement étudiés, glosés, interprétés par les hommes du Moyen Age pour entrer, à leur tour et à leur place, dans la spiritualité du désert.

Cependant la tradition chrétienne a infléchi la figure du Baptiste, la séparant doublement de celle d'Elie. D'après les Evangiles synoptiques, Jean prêchait de par le désert entouré d'un petit groupe de disciples. S'il avait réellement appartenu à la mouvance des Esseniens, il s'en était donc éloigné. Le cas était d'ailleurs prévu. En tout cas, les conseils qu'il donne selon les Evangiles à ceux qui viennent le solliciter l'éloignent du mouvement essénien, très fermé sur lui-même et rejetant comme infréquentables ceux qui n'appartenaient pas à leur groupe. Jean se montre nettement plus accommodant, offre à tous un idéal de justice compatible avec ses tâches : par exemple aux publicains de pratiquer avec honnêteté et justice leur travail et même aux soldats romains d'être des soldats agissant selon la justice, non de déserter(Luc III 10-14).

 

La Thébaïde et les apophtegmes : la spiritualité du désert vue à travers les Vitae Patrum

les Vitae Patrum, modèle et symboles de l'ermite médiéval

Pour comprendre et tenter une définition de la spiritualité du désert, telle que la vécurent les ermites du Moyen Age, on s'attachera pour finir à ce gros recueil que furent les Vitae Patrum41Dès l'origine, les textes regroupés sous ce titre représentent un ensemble hétérogène de morceaux divers. Le modèle proposé par Antoine et ses disciples sera médité sans interruption durant tout le Moyen Age, chaque abbaye en possédait un ou plusieurs exemplaires, il nous en reste un nombre énorme de manuscrits. Une telle œuvre constituait un hymne triomphal au salut, but poursuivi avec ardeur et, finalement, présenté comme accessible. Nous allons donc, à la suite des hommes du Moyen Age entrer dans ce recueil étonnant pour y partager leur émerveillement.

Vingt ans après la mort d'Antoine, nous l'avons dit, le désert était rempli de groupes lâches d'ermites et de solitaires, vivant l'ascèse sans règle stricte ni vœu. Le terme μοναχς existe déjà, mais sa signification est encore bien éloignée de ce que le lecteur médiéval concevra en l'entendant, il évoque le solitaire, mais aussi le « simple » dont le fameux Paul le Simple représente en nos récits un parfait exemple. Beaucoup des ermites réels, cachés dans les déserts de la Thébaïde, furent sans doute de pauvres hommes ignorants, venus des villages. Mais il y eut aussi quelques esprits des plus cultivés comme Evagre, tout façonné par la pensée grecque ; et ce sont précisément ces hommes-là qui nous ont transmis en l'écrivant le souvenir et la figure des Pères du désert.

Les trois hauts lieux de l'anachorèse, Nitrie, Cellia, Scété en sont à la fois le décor et la clef mystique. Nitrie est le point focal où s'allient la simplicité et l'intellectualisme. Nitrie, dans cet adoucissement de l'austérité quotidienne, n'était qu'une étape sur le chemin qui mène de la vie en commun vers de plus âpres solitudes. Après Nitrie, en s'enfonçant dans le désert, on rencontrait Cellia – les cellules. Amoun, le fondateur de Nitrie, avait conçu ce deuxième point d'arrêt pour ceux qui, progressant dans leur désir de perfection, aspiraient à une plus grande συχα – ce mot difficile à traduire que Rufin dédouble en quies et silentium. Scété, enfin, dans un site absolument désertique, était qualifié de « lieu terrrible », il se trouvait fort éloigné des deux autres et ne s'ouvrait qu'aux ascètes parvenus à la perfection. C'est là que Rufin évoque les deux Macaire, la figure hiératique, de Macaire l'Ancien aux charismes innombrables, et celle, plus souriante, de Macaire l'Alexandrin, ermite affable et compatissant

Les livres des Vitae Patrum renferment, outre les Vies des Pères fondateurs, les textes que le Moyen Age a réunies sous le titre de Verba seniorum, mais que les modernes désignent aujourd'hui par leur nom grec d'apophtegmes. Ils ont été traduits en latin vers le VIe siècle et l'énorme quantité de manuscrits qui les conservent dit assez le rôle qu'ils ont pu jouer. Ce sont de brèves sentences, parfois enchâssées dans un court récit à apparence d'exemplum, l'illustration la plus ordinaire que l'on en donne est celle du pélerin venu visiter un Ancien avec un seul désir :

Επέ μοι ῥῆμα πς σωθῶ [« O père, dis-moi une parole par laquelle je puisse faire mon salut ».]

 

Aux XIe et XIIsiècles, quand se développe un fort courant d'érémitisme, c'est ce même désir de renouer avec le christianisme originel qui poussera les ascètes à retrouver les Pères du désert pour leur recherche de Dieu, dans la solitude et la nature hostile.

 

Le mot « anachorèse » implique en son sens premier la retraite au désert. Dans les premiers siècles du christianisme, celui qui se sentait appelé à cette forme de consécration à Dieu concrétisait déjà sa séparation du monde par le célibat ascétique. Ce célibat avait pour but de pouvoir se donner tout entier corps et âme à sa vie contemplative, sans rien qui pût venir distraire l'orant. Avec Antoine, on voit s'enrichir la démarche, l'anachorèse va se développer par étapes ; dans un premier temps, Antoine entend prononcer dans une église où il est entré les paroles de l'Evangile de Matthieu :

«  Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possède et donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux ». (19-21)

Antoine y vit un oracle, il rentra chez lui, distribua tous les biens qu'il venait d'hériter du décès de ses parents, en réservant une part à sa sœur ; il alla alors s'installer hors du village à quelque distance, auprès d'un vieillard qui vivait Dieu dans la solitude. Il se déplaçait souvent pour aller rencontrer d'autres solitaires et leur demander conseil. Mais déjà, et ce sera un trait commun à tous les grands ermites, son exemple suscitait l'amiration et on venait le visiter, de plus la proximité de son village natal, de sa sœur aimée suscitaient en lui des tentations que la seule ascèse ne vainquait qu'avec peine – c'est la fameuse symbolique des démons s'acharnant sur lui. Antoine alors quitte le vieillard qui refuse de la suivre et s'enfonce dans le désert, choisissant comme ermitage un tombeau ancien où il passera de nombreuses années. Le reste de sa très longue existence le verra ainsi péridiquement quitter les ermitages pour chercher à gagner « le plus profond désert », jusqu'au jour où il comprendra que ce désert est en fait le « désert intérieur ». Alors la quête s'arrêtera, Antoine se fixe et devient sédentaire, il métamorphose le désert en jardin en plantant, irriguant, cultivant et en vivant du fruit de son travail. Puis les ermites et les disicples viennt habite dans les environs, le jardin se mue alors en cité, c'est l'image de la Jérusalem céleste dès ici-bas .42

 

Dans la réflexion théologique, le désert et le Paradis sont dialectiquement liés depuis la Chute :

Il convient de se rappeler comment le premier Adam fut jeté du Paradis au désert pour se rendre compte de la manière dont le second Adam rentra du désert au Paradis; Adam fut jeté au désert, le Christ est allé au désert car il savait bien où il pourrait trouver le condamné qu’il voulait ramener de son égarement et reconduire au Paradis. (saint Ambroise)

 

De l’Ancien Testament, en effet, le Christianisme hérite la conception d’un désert déjà sacralisé par la longue traversée qu’y mena Israël, en route vers la Terre Promise. La vie de saint Jean-Baptiste et surtout la Tentation du Christ durant les quarante jours précédant sa Passion achèvent de donner de cette terre une image particulièrement riche de signifiance mystique.

En ce qui concerne plus particulièrement notre Vie des Pères,le désert y est d'abord la Thébaïde. Ensuite, géographiquement, le désert recouvre les espaces désertiques de Syrie, de l’Egypte, de l’Asie Mineure, puis de la Terre Sainte. On pourrait conclure que, dans le même temps que le territoire réel du désert se muait en une image symbolique et abstraite, de terre sacrée il devenait par excellence territoire du sacré.

 

A nos yeux, certes, bien des points séparent la philosophie du désert, vécue par des hommes fuyant une société païenne qu’ils rejetaient au nom d’une parousie imminente, de la vie des moines du Moyen Age, dans un univers christianisé, inscrits profondément dans une société où ils sont à part entière seigneurs et possesseurs. Mais, tout au long de l’histoire du monachisme, plus encore à partir de Pierre Damien, les moines ont voulu pratiquer le retour à des sources qu’ils ne pouvaient concevoir qu’orientales. Cette tendance s’accusa une nouvelle fois, plus forte encore, avec les cisterciens.Toutes ces légendes proposaient aux religieux un véritable programme moral où l’ascèse, le renoncement, le progrès vers la perfection trouvaient à s’incarner dans l’image éblouissante du désert : désert d’orient, désert de la Lumière, d’or et d’origine, chemin de l’illumination intérieure, les Vitae Patrum furent le lieu onirique où se déroula, des siècles durant, la plus intense des vies mystiques.

Ces textes regorgeaient de traits merveilleux et alimentaient le goût de l’exotisme oriental dont les hommes du Moyen Age se montrèrent toujours si friands.

 

Peut-on décrire le désert ? il est le lieu même de la vacuité, de l’absence aride. Peu d’adjectifs pour cerner cet espace indicible ; d’abord on le dit “parfont”, il est situé dans la “parfonde Thebaide” ; à ce profond désert succède un désert plus profond et les ascètes confirmés souvent repartent, de désert en désert , à la recherche de celui qui est “le plus parfond désert”. C’est toujours celui-là où s’enclosent les plus parfaits en même temps que les plus pécheurs des anachorètes. Le second adjectif qui caractérise ce désert est qu’il est horrible, d’une “grant orribleté” comme il apparaît au vieillard Antoine, errant à la recherche de Paul l’Ermite, droit devant lui, n’importe où dans l’immensité du désert. Ce n’est pas un désert plat, mais on y gravit de “mont roiste roiche” sur laquelle l’ermite Jean a construit sa petite celle ; l'ermite Hélie pour sa part

soixante dix ans durant avait habité en un désert si laid et si horrible que nul ne pourrait le dire ; il y avait une fort pénible route pour aller jusque là où il demeurait, c’était un petit sentier étroit plein de cailloux et d’épines. A peine si on pouvait le déceler.

Le désert est le royaume des pierres, “roiche trop orrible et perreuse”[ rocher très horrible et pierreux]. C’est ainsi qu’il gagne son article défini de générique : pour sauver son âme, on fuit au désert quand la voie de perfection mène d’un désert à un autre désert, encore plus profond :

Nos trovons lisant en cest livre

Que cil qui voloient bien vivre

Laissoient viles et citez

Qui tot lor sembloient vanitez

Et fin noient quant qu’il veoient

Tuit soul es desers s’enfuioient

Pour conquerre illec le paradis.

Sil voloient le ciel conquerre.43

 

Conquérir implique une lutte et le désert est le lieu par excellence de l’affrontement ; combat d’abord contre la nature, en tout point hostile. Sur cette terre mout male (mauvaise ou méchante ?), toute culture semble vouée à l’échec, à laquelle pourtant s’essaient de misérables paysans :

La terre de ce pays est si mauvaise à travailler, elle porte du fruit si à contrecoeur que, lorsqu’on y sème, c’est à peine si elle donne deux pour un qu’on y met. Un ver naît dans les graines du blé et si tôt comme le blé grandit, les vers le gâtent.

 

Mais le plus rare est naturellement l’eau. Là où demeure Machaire, elle est presque introuvable, et lorsqu’enfin on la découvre, elle est d’une odeur infecte - potable pourtant. En revanche, Pior qui a creusé un puits énorme pour arriver à l’eau finit par tomber sur une nappe “si salée et si amère” qu’elle est strictement imbuvable ; il se contentera de l’eau que lui apportent ses visiteurs. Même les autres moines du désert déconseillent à Pior de rester là, à cause de l’eau mais sa réponse donne la clef de son attitude :

Si nous fuyons les tourments et l’amertume de ce siècle, tout en voulant vivre dans les délices et le repos, nous ne connaîtrons jamais les doux trésors du paradis et les suaves délices qui s’y trouvent.

 

C’est là la signifiance du nom du désert : Si le plus célèbre des déserts s’appelle Nitrie, c’est que le nitre qu’on y découvre sert, selon l’Ecriture, à nettoyer, “semence bone a ordure laver”. Le désert est ainsi un détergent implacable dans le total dépouillement qui, plus encore que le corps, vise le coeur.

Pourtant le corps est bien le premier à subir l’épreuve, nourri qu’il est de presque rien- des “herbes crues, des racines”, bienheureux le jour où l’on déguste, offert par un hôte du désert, le plat de cholets ou de lentilles à l’huile ! Le plus souvent, on jeûne, des jours durant s’il le faut, pour “ mater la bête” (l'ermite Hilarion l’appelle âne) ; dans la chaleur écrasante du jour, la froideur terrible des nuits, l’anachorète n’a pour se couvrir que la tunique de poils de chameau, ou encore, pour les plus purs, la tunique de feuilles de palmiers, cousues et entrelacées. Le plus saint des solitaires sera nu, vêtu de sa seule chevelure de neige. A la question de Machaire qui désire savoir comment en cette tenue l’on supporte le froid et le chaud, le vieillard lui répond avec simplicité que ces mots sont pour lui vides de sens. Et Machaire de conclure tristement :

Je ne suis pas encore un moine ; mais j’ai rencontré un moine.”

 

Le désert est le très réel lieu de tous les périls. Les voisins y sont des « païens » ; dans le meilleur des cas, ils s’adonnent à des rites que l’ermite juge abominables : ainsi ces Egyptiens qui adorent pêle mêle le bœuf et le singe, le chou et l’oignon et l’eau du Nil (selon Rufin !) ; ils pratiquent, ce qui est pire, la momification ; et Antoine sur son lit de mort d’admonester avec insistance ses disciples, chargés d’ensevelir son corps dans une fosse cachée à tous.

Souvent, les voisins sont carrément hostiles. Dans le récit fort pittoresque de la Vie de Malchus, ce sont des bandes de Bédouins qui fondent sur la troupe, pourtant nombreuse, des pélerins. Le temps de le dire, voilà ces derniers répartis entre leurs possesseurs, devenus esclaves et emportés sur des chameaux houleux où ils maintiennent difficilement l’équilibre en s’accrochant à la crinière. Ce pauvre moine de Malchus se retrouve marié contre son gré à une autre captive dont le mari est esclave ailleurs; et lorsque le couple décide de fuir une nuit, une course pousuite s’engage dont, les fugitifs le savent, la mort seule terminerait leur capture.

Pour l’abbé Mylete et ses compagnons tombés dans les filets de chasse des fils du roi de Perse, c’est d’abord une scène de dérision puis, sur le refus d’admettre que le soleil et la lune sont des dieux, c’est le martyre. Un autre groupe d’anachorètes tombent entre les mains de pillards du désert qui les enfume après les avoir pendus par les pieds : dans l’âcreté des herbes du désert, ils perdent d’abord la vue, puis la vie. A côté de ces tourments, les bêtes du désert nous semblent presque pacifiques, bien qu’il s’agisse de serpents mortels, voire de dragons, de cruels cocodrilles ou féroces hippopotamus et même d’un basilicon44 fabuleux auquel, le moine qui le trouve sur sa route ne survivra que par la grâce du miracle !

Mais ces épreuves s’avèrent anodines à côté de la présence accablante du désert et de la solitude. Le désert est le lieu où s’efface toute distance, l’espace sans chemin où l’on peut errer indéfiniment jusqu’à se perdre et mourir. Ainsi de ces deux moinillons partis porter des figues à un anachorète malade; “leurs yeux se troublent”; on les retrouvera morts de soif, auprès de leurs figues pieusement conservées.

Ainsi surtout de ce remarquable texte où un ermite part à la recherche du “plus profond désert” avec quatre jours de provision ; les provisions épuisées, il marche encore quatre jours avant de s’effondrer presque mort ; une apparition (un ange) le réconforte en lui touchant mystérieusement la bouche du doigt ; il repart quatre jours, revoit l’ange et enfin, après quatre ultimes journées, arrive à une cellule sous un palmier45 : c’est l’ermitage d’un ancien évêque qui devint rénégat sous la menace de torture ; depuis des années, il attend là le pardon divin que cette visite incroyable lui signifie. Il meurt apaisé et le palmier se déssèche sous la source tarie : le profond désert n’accepte pas l’arrivant, qui était déjà prêt à s’installer là. Les jours qui se succèdent dans cette longue série de quatre miment l’interminable étirement du temps : on ne sait plus si le héros rêve, est saisi d’hallucinations ou est déjà passé de l’autre côté.

De même encore pour cet abbé qui, parti faire trois pas autour de sa cellule un soir étoilé, perd dans la nuit tout sens de l’orientation, marche des heures puis des jours, jusqu’à tomber, accablé de fatigue et de vieillesse. Un mystérieux enfant – sans doute Jésus – le relève lui prend la main : il se trouve devant le seuil de son pauvre logis.

Au désert, temps et espace participent d’une radicale altérité : on ne saurait se fier en eux. A vivre là d’ailleurs, de même façon dans l’esprit du saint abba, passé, présent, futur se mêlent en une divine prescience, une mystérieuse connaissance du destin des autres qui naît quand on les a complètement oubliés et perdus. Mais on n’est jamais sûr, en cet univers où les limites se fondent et se confondent, de la nature de celui qui vient à vous : est-il envoyé de Dieu ou esprit pervers ? Comme au temps de Jésus, le désert est le royaume du divin, mais non moins le domaine du diable et, sous les yeux de l’anachorète, dans son coeur, la lutte éternelle ne cesse de se dérouler. Le désert où Israël envoyait le bouc émissaire est jugé par Satan son territoire propre, c’est ce qu’il dit à Antoine, le premier à oser l’y braver, et ensuite il le rosse à l’assommer.

Toutes ces apparitions diaboliques, ces tentations, ces luttes et même ces crises de violence, d’abattement, de désespoir absolu reposant sur des témoignages nous paraissent faciles à expliquer au regard de la psychologie de l’homme seul dans le désert. Véritable crise d’hallucination que celle de cet ermite auquel le diable annonce (en prenant la forme d’un ange) que Satan va venir le visiter sous les traits de son père. A peine le pauvre père arrive-t-il que son fils bondit sur lui et lui fend le crâne. Tel autre, à qui le Malin susurre qu’il est devenu saint et invulnérable, se jette sur le champ, convaincu par l’invite démoniaque, au fonds du puits où il se brise et se tue. Pour ce bandit converti, ruminant sa pénitence au fond du sépulcre où il s’est retiré, comme on conçoit bien ces apparitions diaboliques qui lui remettent devant les yeux ses crimes passés en l’assurant que jamais au grand jamais, il ne sera pardonné – puisqu’il se croit impardonnable.

C’est que l’ennemi le plus intime qui se tapit au désert est celui que le moine porte en son coeur, c’est lui-même, rendu fou de solitude, accablé d’ennui à appliquer jour après jour la règle

Sié en ta celle et te tiens coi”

c’est l’acedia ennemi du moine, plus dangereuse que tout autre, pire encore que les trop humaines tendresses qui ramènent jour après jour le souvenir lancinant d’une femme jadis aimée, d’une enfant que l’on quitta pour se rendre, d’un père, d’une mère restée là-bas veuve et isolée, pire que la banale luxure qui, pour ces gaillards du désert, n’abandonne même par leur verdeur séculaire ! Enfin il y a la vaine gloire, quand on croit avoir tout surmonté, qu’on se voit le maître du désert - démoniaque illusion s’il en fut !– comme on est maître de soi-même. C’est alors que devant le solitaire, gonflé de sa valeur, retentit la voix de l’ange : Toi ? mais ta valeur n’est pas l’égale de... suivent alors selon les cas (car il s’agit d’un récit redipluqué) d’ahurissants référents ; un larron repenti (il dérobait les nonnains), un joueur de flûte – autant dire un jongleur – , un pauvre berger et sa femme, un vulgaire marchand, voire deux femmes qui ne pratiquent même pas le mariage blanc : tous se retrouvent dans la prière admirable de l’un d'eux :

que je sois damné si tous ceux de cette ville peuvent être sauvés !”

 

Toutes ces âmes qui ignorent leur sainteté vivent au siècle ! Après les avoir visitées, sa modestie durement éprouvée mais recouvrée, l’ermite allégé de sa faute s’en retourne au désert, mieux assuré de la justesse et de la difficulté de son choix. A contrario pour l'homme du Moyen Age qui écoute ce récit et le médite, l’idée consolatrice se fait jour que les dangers de ce monde ne sont pas moindres que ceux du désert, mais qu’en l’un comme en l’autre, pour peu qu’on accomplisse son humaine tâche dans l’humilité et l’ouverture aux hommes, le salut n’est pas fatalement hors de portée.

 

Et ce sera d’abord par le travail, car le moine ne doit pas rester inactif. La vision qu’en donne les Vies des Pères est nécessairement liée au genre de vie des solitaires. Une grosse partie d’entre eux tisse et tresse avec le palmier – arbre providentiel – les corbeilles qu’ils s’en iront vendre ensuite à la ville. Le solitaire passe ainsi par des périodes de retour aux autres, puis de repli sur soi. Même Paul le Simple, qui s’est retiré trop loin de toute habitation, tresse tout l’année ses corbeilles ... et les jette au feu pour finir, avant de reprendre son interminable ouvrage, véritable Sysiphe volontaire ! Beaucoup d’autres vont se louer pour la moisson et vivent l’été l’existence d’ouvriers agricoles. Avec le peu d’argent gagné, dont le surplus ira aux pauvres, on achète du pain pour le visiteur de passage.

Car le désert n’est pas vide d’hommes : d’innombrables solitaires le sillonnent, ils marchent pour aller voir d’autres solitaires et la visite est toujours une fête : on partage l’eau et le sel, les lentilles, parfois l’unique natte pour dormir et on chante en choeur les psaumes. Certain moine décide même de bâtir une auberge à l’entrée du désert pour ravigorer ceux qui y pénètrent. Pour bien accuillir le passant et lui donner de sa “charité”, il faut aménager dans le désert le petit espace où dérouler son existence. Le désert de ces « jardiniers », mine de rien, se rapproche du paradis que l’on est parti “conquérir” : on ne le conquiert pas seulement sur le diable mais sur les durs cailloux d’un sol qu’il faut « fouir et chever »[ fouir et creuser] pour faire reculer l’invivable et y planter les indispensables cholets dont la verdure nourricière est remède au ciel qui verse sur le marcheur sa pluie de feu. Tant et si bien que lorsque l’ermite arrive au lieu de sa future sainteté et qu’il l’élit, un Robinson Crusoé en nous s’éveille pour murmurer que, ma foi, ce n’est pas si mal choisi ! voici pour exemple l’ermitage de Paul l’Ermite :

Il vit devant lui une montagne pierreuse ; au pied de ce mont une grande grotte. L’entrée de la grotte était bouchée par une grosse pierre. Il la fit rouler du mieux qu’il put et regarda à l’intérieur. Il vit devant lui comme un porche qu’un arbre, qu’on appelle palmier, ombrageait de ses branches ; sous cet arbre jaillissait une source claire, fort plaisante et jolie, elle sourdait, courtait un peu puis à nouveau le sol l’engloutissait.

Tableau paradisiaque pourrait-on dire, quand bien même se trouvent à côté des anciennes enclumes rouillées attestant la présence d’un atelier de faux monnayeurs dont les pensées impures n’ont pas totalement quitté les lieux. Bref, Paul arrivé là à quinze ans, y sera encore à cent-treize...

 

Le plus souvent, le désert ne quitte sa terrible apparence qu’au prix d’un intense labeur. Hor passera sa vie à planter des arbres et à les arroser pour le bonheur de futurs ermites. Antoine lui-même, une fois transformé en oasis son ermitage, le quittera pour un autre plus sauvage qu’il s’efforcera encore, malgré sa vieillesse, de bonifier. C’est d’ailleurs l’une des épreuves classiques que les vieux abbas proposent à leurs disciples : arroser jour après jour une branche pourrie pour la faire reverdir... En général, il faut aller chercher très loin cette eau précieuse ; mais le moine accablé, qui décide un jour de rapprocher sa cellule du puits, a soudain la vision d’un ange, occupé à compter ses pas et à les noter en un livre ; le solitaire rebâtira bien sa cellule... encore plus loin du puits.

Les jardins les plus verts sont toujours ceux que l’on plante pour les offrir aux frères, parfois même à tout assoiffé :

En ce meismes desert, .xii. liues loing dou Nil, avoit un prodome qui habitoit au pié d'un tertre ou il avoit un puis. Icil sainz hons avoit un buef a quoi il traioit de l'aigue dou puis a l'enging d'une roe. Bien avoit de parfont li puis .M. piez ou plus. Un cortillet avoit li bons hons, si plain de bones herbes que trop, ne nule foiz ne failloit por soicheresce, car cil l'arosoit mont sovant. Entre lui et son buef vivoient de ce cortillet et en donoit as genz qui le venoient veoir.46

 

Le narrateur fait l’expérience de cette charité avec ses amis, puis tous sont conviés par l’ermite au dessert : des dattes qu’offre un palmier un peu plus loin dans le désert. Or voici qu’un lion se glissse au milieu de la petite troupe : terreur générale ! mais l’ermite ne fait que sourire, le lion est aussi un amateur de dattes et un ami de longtemps ; il aura sa part du festin.

Ces historiettes attendrissantes, combien elles devaient paraître étranges et merveilleuses aux hommes du Moyen Age, bien plus propres à réveiller l’image du paradis perdu que pour nous car, on le sait, au paradis, Adam et les bêtes sauvages vivaient en pleine amitié. Il en va de même dans le désert des Vies des Pères. Outre Paul nourri quotidiennement par son corbeau familier et l’image célèbre du moine passant le Nil à dos de crocodile, il y en a bien d’autres, moins connues et tout aussi charmantes. La louve qui partage chaque jour le repas de son ami l’ermite est fort déçue de le trouver absent ; elle dérobe un pain, et puis, honteuse, elle ne revient pas d’une semaine au grand chagrin du moine qui n’a nullement honte de prier pour son retour. Le translateur en profite pour opposer cette brave bête aux hommes sans vergogne de son temps. La lionne qui amène au solitaire ses lionceaux aveugles suscite aussitôt de la part du moine le signe de croix miraculeux qui rendra les petits claivoyants. Les ânes sauvages, dûment chapitrés par Antoine, ne viendront plus croquer subrepticement ses choux la nuit ; comme récompense, le saint leur autorise l’accès à la source. J’évoquerai pour clore ce petit point du bestiaire cette image du désert qui enrichit les autres : un chemin dans le sable qui conduit vers une source, on y voit à côté de la trace des pieds nus de l’ermite celle de toutes les bêtes ses amies qui l’accompagnent jusqu’à l’eau.

Le désert est le lieu d’une paix difficile à conquérir, jamais totalement conquise, mais la plus douce à savourer toutes les fois qu’on la possède. Le texte oscille entre deux affirmations contradictoires : les moines les plus aguerris, les plus saints quittaient un jour le monastère et gagnaient le désert où Dieu se fait plus proche. Mais on trouve déjà l’idée que, parmi tous les ordres, le plus sanctifié n’est pas celui des anachorètes mais celui des cénobites, car ces derniers, loin de connaître la paix de celui qui accomplit son vouloir, fût-il excessivement difficile, doivent se plier aux ordres d’autrui leur vie durant. La définition cependant que donne un anachorète de la vie au désert s’image sur la jarre qu’il a remplie d’eau trouble et vaseuse ; si on permet au temps de faire son œuvre, la boue tombe et l’eau devient transparente et limpide : ainsi se gagne la paix du désert qui redonne au solitaire l’avant-goût du paradis terrestre.

 

Les hommes du Moyen Age n'ont nullement expurgé le vieux texte des plus terribles parmi les récits du désert : l’abbé qui pour tester le détachement d’un père, venu au monastère avec son petit garçon, ordonne au postulant de jeter l’enfant dans le four allumé, le moine qui apprend qu'est morte la femme qu’il a tant aimée et dont le visage le hante encore, il va de nuit ouvrir la tombe, trempe un linge dans la sanie et conserve cet objet infect nuit et jour sous ses yeux. Mais à côté de ces récits dont la valeur nous semble discutable, combien d’autres sont pleins d'une étrange humanité, inattendue, à première vue, chez ceux qui ont fait profession de fuir le monde. Machaire est l’un des plus beaux fleurons du désert, qu’il aime tant, nous dit le texte, qu’il n’imaginerait pas de vivre ailleurs. Comme le désert, il est maigre et sec, tout brûlé intérieurement de l’ardeur de sa flamme. Il ressuscitera un mort pour faire libérer sa veuve d’une dette qui l’a réduite en esclavage, le temps d’avouer où est cachée la somme due ; les larmes de la femme l’ont ému ; chemin faisant, il ramasse un crâne qui aussitôt lui raconte avoir appartenu à un prêtre païen aujourd’hui damné ; on apprend alors que Machaire prie Dieu pour les damnés, et si ce n’est pas orthodoxe, c’est assez efficace pour leur ménager des pauses en leurs tourments. Machaire ensevelit le crâne. C’est Machaire encore qui convertit un « païen » qui passait courant parce qu’il l’a salué d’un sincère : “Tu seras sauvée, créature de Dieu, toi que je vois si attaché à ta tâche!”

En effet de même qu’au paradis terrestre, Adam et les bêtes vivaient tranquillement côte à côte, Adam fut jadis créé pour être semblable aux anges. Et les anges furent, selon les Apocryphes, au désespoir de voir leur semblable devenu étranger. Au désert, si de faux démons hantent les ermitages, les vrais anges ne sont pas moins présents, pour peu qu’ils retrouvent en quelque anachorète le reflet du premier Adam, rentré par ses souffrances et son dépouillement dans sa pureté originelle. Alors les anges reviennent cohabiter avec les ermites du désert. Ainsi cet ermite avançant sur le chemin se trouve tout soudain (ou voit qu’il était) accompagé de deux anges qui marchent à son pas et, comme lui, docilement se bouchent le nez au passage d’une charogne. Geste purement amical puisque, ils l’avouent ensuite, seule l’odeur du péché offusquent leurs immatérielles narines !

Voici côte à côte deux récits où cette tendresse de toutes les créatures de Dieu s’exprime semblablement : c'est d’abord un ermite nouvellement installé qui faillit mourir d’avoir bu de l’eau infecte. Comme il se tordait de douleur, un ange s’approcha de lui et lui demanda où il avait mal, l’ermite montra son foie. Alors l’ange lui trancha les boyaux, d’un doigt aussi précis que le couteau, dit le texte, sortit l’organe qui était plein de « treus et de bosses », le nettoya et répara, puis le remit et referma le tout. Désormais guéri, l’ermite évitera l’eau mauvaise.

Un autre fraîchement installé mange sans distinction toutes les herbes qu’il rencontre ; le voilà bientôt en plein empoisonnement alimentaire. Décidé à mourir de faim tant il souffre, il voit entrer dans sa cellule une cigogne ; la bête va droit à la gerbe de légumes restée sur le sol, rejette au loin les uns et lui apporte les autres ; guéri, le solitaire ne consommera plus que ceux-là et s’en portera bien.

On l’aura compris, le désert est un monde où terre et ciel sont en osmose. Le solitaire voit souvent le ciel s’ouvrir et se combattre les légions d’anges et de démons ; les yeux levés, Antoine voit passer parmi un cortège de lumière et de musique l’âme de son ami Amon, qui demeurait à des kilomètres et s’en va au paradis céleste. Hommes, bêtes et anges peuvent mener là une existence solidaire pour peu que, dans la prière et la tranquillité d’âme (l’συχα, idéal du moine), on ait su surmonter un moment le clivage trop réel entre l’Avant de la Création et l’Après de la chute. Oscillant entre larmes de deuil et jubilation oratoire, le solitaire, à l’image du désert qui l’abrite, vit une existence dialectiquement déchirée entre le pire et le meilleur.

 

La conception du désert qui ressort de cette translation peut paraître en certains aspects aussi naïve qu’une image d’Epinal ; ce n’est pourtant, à mon avis, qu’une impression. La spiritualité du désert ainsi appréhendée était ouverte à tout lecteur des Vies des Pères, on pouvait trouver de profitables leçons de vie en ces textes et cette fonction parabolique de l’Ecriture se donnait indiscutablement comme modèle l’apparente limpidité des paraboles de l’Evangile qui délivre sans commentaires philosophiques ou théologiques toute l’importance de son message. Libre aux simples d'y trouver des raisons de vivre et aux clercs d'y alimenter leurs savantes réflexions. Si dans le sacré, il y a toujours effroi et tremblement, il y a aussi non moins douceur et apaisement : ce n’est pas dans le tonnerre ni dans l’ouragan mais dans un simple murmure qu’habite la voix de Dieu.

 

 

1Jean-Charles Payen, L'érémitisme dans le Moniage Guillaume : une solution aristocratique à la conversion aristocratique, Les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, T. 3, 1983, p. 193.

2Anne-Marie Helvetius, « Solitude et cénobitisme du Vau Xsiècle », in Ermites de France et d'Italie (XI-XVe siècles), sous la direction d'André Vauchez, Collection de l'Ecole française de Rome, 313, 2003, p. 1-27.

3« Beaucoup de gens se sont souvent demandé quel a été le premier des ermites à habiter dans les forêts ; car les uns disent que saint Elie et saint Jean ont é été la tête et le tout début de cette sorte d'ordre [religieux] ; mais à propos de ces deux hommes, il nous semble qu'Elie fut bien plus qu'un ermite et saint Jean, bien plus qu'un prophète, car il a prophétisé dès avant sa naissance. D'autres témoignent que saint Antoine fut le début de cette sorte d'ordre, puisque, comme ils le soulignent il fut le premier à se retirer dans les déserts. Et pourtant Amathas et Macharie, disciples d'Antoine, qui ensevelirent son corps, témoignent et affirment qu'un prince de Thèbes, répondant au nom de Paul, fut bien la tête et le commencement de l'ordre des ermites. Leur opinion, nous allons ici en démontrer la véracité. » [ Vie des Pères dans la translation champenoise demandée par Blanche de Navarre, Comtesse de Champagne (vers 1205-1210 ?), ici début de la Vie de Paul premier ermite, par saint Jérôme] ms. 808 MM Lyon, (édition à paraître sous mon nom à la SATF)

4 Athanase d'Alexandrie, Vie d'Antoine, Cerf, 1994, p. 27.

5Maurice Villain, « Rufin d'Aquilée, l'étudiant et le moine », Nouvelle Revue Théologique, 1937, t. 64, p. 139-161 et t. 65 p. 5-33.« Si Jérôme, échauffé par le soleil de Chalcis, a tissé un invraisemblable petit roman autour de Paul l'ermite […] avec tous les agréments à la mode […], un saint homme du nom de Paul demeura quatre-vingts ans durant sur la montagne de Clyama (aujourd'hui Qolzoum) ».

6sous la direction de Cécile Morisson Le monde byzantin, 2012, PUF, p. 236.

7Sur Rufin (et ses relations avec Jérôme...) voir Adalbert de Voguë OSB, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l'Antiquité, t. I, Paris, 1991 [Patrimoines, christianisme]. Maurice Villain, « Rufin d'Aquilée... »,  article cité.

8Eucher, De laude eremi www.patristique.org (traduction de Christophe Carraud, Conférences 9, 1999)

9La règle de Saint Benoît, introduction, traduction et notes d'Adalbert de Vogüe OSB, Cerf, 7 tomes

10Anne-Marie Helvetius, art. cit, p. 8.

11voir Paulette l'Hermitte-Leclercq, « La réclusion deans le mileu urbain français », in Ermites de France et d'Italie...p. 155-173.

12sa Vita est tardive, du XII ou XIIIsiècle, Il est évoqué par Albert le grand, qui indique sa sépulture à Saint-Melaine

13 « L'ermite et la mort durant le haut Moyen Age », Revue du Nord, Mars-avril 1986, p.153-169.

14Les lignes qui suivent s'appuient sur Dom Louis Gougaud, Ermites et reclus, études sur d'anciennes formes de vie religieuse, Saint Martin de Ligugé,1928. ; l'article de Ioan Pânzaru « “Ex eremita episcopus”, L'ermite dans la Patrologie latine au premier Moyen Age »  (Université de Bucarest, Faculté de langues et Littératures étrangères, Martor I 1996, L'Etranger autochtone, p. 84)

15Geoffroi le Gros, Vita Bti Bernardi, fundatoris Congregationis de Tironio in Gallia, PL 172.

16Gesta abbatum Trudonis, PL 173, col. 104.

17Ioan Panzâru cite à ce propos Florus de Lyon dans ses Opuscula adversus Amalarium OL 119 col 93 A et Ogier de Lucé, De verbis Domini in cæna PL 184 col 947 A-B. (p. 91).

18« L'ermite est solitaire, son aspect est négligé, son teint blême, il est émacié, il porte des haillons, hirsute, il est poilu et hérissé. ». Cité par Ioan Pânzaru, ibid. p. 90. Je n'ai pas trouvé le texte d'Hugues de Fouilloy référencé.

19In natali Sti Benedicti, PL 183, col 379b

20voir l'analyse qu'en donne Bernard Chedozeau, L'érémitisme et l'organisation de l'espace chrétien, Académie des sciences et lettres de Montpellier, Séance du 30/05/2005, Conférence n°3910

21 Philippe Baud, Nicolas de Flüe, 1417-1487, un silence qui fonde la Suisse, Cerf, 1993.

22Jonas de Bobbio, Vie de saint Colomban et de ses disciples, introduction, traduction et notes par Adalbert de Vogüe, Viemonastique n° 19, Abbaye de Bellefontaine, 1988.

23Paschase Radbert, In lamentationes Ieremiæ, PL 120 col 1067, Rupert de Deutz, De trinitate PL 167 col 749 D

24Sermones ad virgines Paraclitenses , sermo 33 de sancto Joanne Baptista PL 178 col 583-584.

25Saint Bernard, Epistola 106, L, CLXXXII.

26Cité par Dom Gougaud, Ermites et reclus, p. 16. « Cet ermite représente le personnage des faux ermites qui, cultivant avec grand soin leur jardin, l'esprit tout occupé à penser inutilement à leurs plantations, se retirent de leur oraison et s'eloignent de la douceur de la divine contemplation. »

27Selon le titre du chapitre de Jean Chelini, Histoire religieuse de l'Occident médiéval, A. Colin, 1968 p. 202 sq

28Dom Reginald Biron, Saint Pierre Damien, (1007-1072), 1908.

29Sixième concile de Constantinople.

30Voir aussi le concile de Latran II en 1139.

31Gougaud, op. cit. p. 44.

32Le monachisme bénédictin d'Italie et les bénédictins italiens en France face au renouveau de l'érémitisme à la fin du X et au XIe s. », in Ermites de France et d'Italie..., p. 29-46.

33François Dolbeau, « Le dossier de saint Dominique de Sora d'Albéric du Mont-Cassin à Jacques de Voragine », In Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 102, N°1. 1990. pp. 7-78.

34Vita Amici AASS, Nov II.

35Vita Sti Bononii abbatis Locediensis, MGH Scriptores XXX2 Lepizig p. 1026-1030.

36« Gloriosissimus Anastasius confessor Dei, Venetias oriundus, secundum dignitatem huius mundi genere

clarus enituit, patre et matre non infimis ortus. » in PL 149, Sti Anastasii monachi et eremitae, p. 425-436. Toute cette analyse s'appuie sur Mathieu Arnoux, « Un Vénitien au Mont-Saint-Michel : Anastase, moine, ermite et confesseur » ( † vers 1085). In Médiévales, N°28, 1995. pp. 55-78.

37op. cit. ci-dessus, p. 185, 186, 195 : « O pure et chaste solitude ! siège de la paix et du repos, tout heureuse de la familiarité de Dieu, toi longuement cherchée, enfin trouvée ! Qui t'a emportée loin de moi, ma bien aimée ? […] O désert bel et bon, rempli de lys, débordant de fleurs, riche des pierreries déposées dans la demeure du Roi éternel […] Pitié pour moi comme tu l'eus au commencement, délivre moi de ce siècle mauvais, n'y laisse pas ton serviteur s'y empêtrer pour quelque occasion ! Libèrez moi, mon Dieu, libérateur de tous ceux qui espèrent en Vous, libérez-moi, je Vous en prie, par la bonté qui Vous est spécifique, délivrez l'âme de votre serviteur de ces disputes et de ces conflits, du tumulte des causes, du vacarme multiple de ce qui va arriver, de ce siècle pléthorique que j'endure dans le monastère, au milieu de la presse des frères, où chaque jour j'affronte quantité de soucis. »

38Les lignes qui suivent concernant saint Jean Baptiste et Elie s'appuient sur Jean Steinmann, Saint Jean Baptiste et la spiritualité du désert col. Maîtres spirituels, Seuil, 1955 ; Père Serge Boulgakov, L'ami de l'Epoux, de la vénération orthodoxe du Précurseur, L'âge d'Homme, 1997. Eliane Poirot, Elie archétype du moine, Bellefontaine n° 65, 1995.

39Athanase d'Alexandrie, Vie d'Antoine, Paris, Cerf, 1994, p. 155 « L'ascète doit toujours comme dans un miroir apprendre de la conduite du grand Elie la vie qu'il doit sans cesse mener. »

40Vie d'Antoine, op.cit. p.155.

41Texte latin des Vitae Patrum :Heribert Rosweyde, de vitis patrum, Anvers 1605 ; traduction en français moderne des apophtegemes Dom Lucien Regnault (éditeur scientifique), Les sentences des Pères du déserttraduits du grec, du latin et du copte, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1976-1985 (t. I, Recueil de Pélage et de Jean, trad. dom Jean Dion et dom Guy Oury, Abbaye Saint-Pierre de Solesme, 1976 ; t. II, Nouveau recueil, apophtegmes inédits ou peu connus, trad. du latin et du copte par des moines de Solesmes, Abbayes de Solesme et de Bellefontaine, 1970 ; t. III Troisième recueil et tables, ibidem, 1976 ; t. IV Collection alphabétique, trad. Lucien Regnault, Abbaye de Solesmes, 1981 ; t. V Les sentences des Pères du désert, série des anonymes, trad. Lucien Regnault, Abbaye de Bellefontaine, 1985)

42Derwas J. Chitty, Et le désert devint une cité, une introduction àl'étude du monachisme égyptien et palestinien dans l'Empire Chrétien, (traduit de l'anglais par les moines de Quévy), édition Abbaye de Bellefontaine, 1980 [Spiritualité orientale 31].

43Prologue à la translation de la Vie des pères dédiée à Blanche de Navare, dédicace.

Nous trouvons en lisant le livre

Que ceux qui voulaient vivre selon le bien

Quittaient les villes et les cités,

Car leur semblait vanité

Et pur néant tout ce qu'ils y voyaient.

Ils s'enfuyaient tout seuls dans les déserts

Afin d'y conquérir le Paradis.

C'est ainsi qu'il voulaient conquérir le ciel.

44« Son nom grec, basilicon, est l'équivalent du latin « petit roi »(regulus).Tous les autres serpents le fuient et le craignent parce que de son seul regard il les tue ; il tue aussi les hommes par son regard empoisonné[...] il souille et brûle la terre où il glisse, il fait mourir les herbes, il empoisonne les arbres et les détruit. » Jacques de Vitry, Histoire Orientale (traduit et annoté par Marie-Geneviève Grossel, Paris, Champion, 2005, p. 265-66))

45Ce texte s'inspire évidemment de la vie d'Elie I Rois XIX 1-8

46 Il y avait dans ce désert un vénérable vieillard qui habitait au pied d’une colline où se trouvait un puits ; ce saint homme avait un boeuf avec lequel il tirait l’eau du puits, c’est que ce puits avait bien mille pieds de profondeur. le brave homme possédait un jardinet auusi plein de bons légumes que possible et jamais ce jardinet ne manquait du fait de la sécheresse car il l’arrosait bien souvent. Ainsi vivait-il avec son boeuf de ce jardinet et il en donnait à tous ceux qui venaient le voir.