édition (ms. BnF, fr 24870 [Gallica], fos 68-88), traduction et notes par Marie-Geneviève Grossel, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis.

 

[Prologue]

 

I Les seignors anciains qui ont batailleor

Çai en arriers esté et de genz venqueor

Et les noms des poëtes qui furent jangleor

Oons tan qu'as estoile eslever hui tot jor.

I Les seigneurs d'autrefois

qui, au temps passé, ont été belliqueux

Et ont vaincu bien des hommes,

Ainsi que les noms de poètes qui furent des menteurs

Nous les écoutons tout le jour jusqu'au lever des étoiles1.

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1 Ce prologue qui est une forme de captatio benevolentiæ repose sur l'antithèse traditionnelle entre les héros de la littérature (appelée dédaigneusement fable) et les divines Ecritures qui procurent la vie éternelle et non le divertissement passager. 

II Et cil qui orandroit sont en presente vie

Lisent en lue d'ystoire iceste trupherie

Ou n'a honor ni prou ni de bien maalie.

Granz partie des genz a ici s'estudie.

III Si les los des faus des si aornés trovons

O de lors chevaliers, co ci nos devisons,

Les dons que Des as siens done que ne contons,

Se il lo nos otroie, a miaus que nos poons ?

IV Li Saverres do monde, li peres soverains,

Cil qui cinc mile homes saola de cinc pains

Aviau les deus poissons, dit, toz en sui certains,

A ceaus qui roi voloient establir de lor mains :

V « 0vrez non pas viande li qels soit trepassable,

Mas cele qui sera toz jorz mais pordurable,

Si quite volés estre de la main au diables. »

Iço commande Des. No tenez mie a fable ! 

VI Mes peres, ço dit Des, ne refine d'ovrer,

Ni sens sa guarentie qui mout fait a doter,

Ne leisse nigun ordre, que qu'il soit, trespasser ».

Por çou se doit chacuns de bien fere pener.

VII Jhesus es patriarches, es prophetes comance

L'enor de sainte yglise, ço creons senz dotance,

Et per les seinz apostres i met ferme creance,

Per les martirs, corones, per virges, aornance.

 

VIII Jhesus d'ovrer ne cesse, mas mout est s'ovre bone.

Il revist sainte yglise de lis, quant pais li done,

Quant il soffre guerre, de roses l'environe.

Ce fait Il qui les Siens em paradis corone

IX De ce dist sainte iglise – n'est pas chose celee

Qui est a Dé espose et de Lui mout amee,

Qui est dedanz lo cors do darz d'amors nafree,

A sainz praacheors, bien est chose provee.

X « De maus m'anvironez ! Apuiés moi de flor,

Demandez vos por quoi ? Quar je languis d'amor »

Por flor sunt entendu de bien comenceor

Et por maus ferme ovre des parfaiz par labor.

XI Sainte Yglise requier de flor apuiement,

Quar cil qui bien comancent sunt foible durement.

Par ço ont miaus mestier de bon enseignemant,

Quar en parler de Deu a grant confortement.

XII De maus anvironee viaut estre, senz mentir,

Quar qui voudra ou regne des seinz parvenir,

Maus, poines et engoisses li covindra soffrir.

Ne lo puet autrement niguns honz deservir.

XIII Se Des le nos otroie, dis or mais desclairons

Per quoi icest prologue ici retrait avons.

Feiaument, simplement, que nos ne corroçons

Nul de vos, janglerie dire ne vos volons.

XIV En l'enor Jhesu Crist lo fil sainte Marie,

Do baron sen Thibaut vos vuil conter la vie.

Deus m'otroit par sa grace que je la traie a chie,

Et ceaus qui l'entendront preigne a sa partie !

Que Il lo nos otroit, chascuns AMEN en die !

II Et ceux qui maintenant vivent la présente vie

Lisent en guise d'histoire ces stupidités

Où l'on ne trouve ni honneur ni profit ni la valeur d'une maille.

Bien des gens passent leur temps à s'occuper de cela.

 

III Donc si nous trouvons tout ornées les louanges des faux dieux

Et de leurs chevaliers, comme nous venons de le dire,

Pourquoi ne contons-nous pas, et cela, du mieux que nous le pouvons,

Les dons que Dieu fait aux siens alors qu'Il nous les octroie ?

 

IV Le Sauveur du monde, le Père souverain

Celui qui de cinq pains rassasia cinq mille hommes

Et aussi de deux poissons, a déclaré, de cela je suis certain,

Aux hommes qui désiraient établir de leurs mains un roi :

 

V « Travaillez pour une nourriture qui ne passe pas,

Oui, pour celle qui est à jamais profitable

Si vous désirez échapper à la main du Diable. »

Voilà le commandement de Dieu, ne le prenez pas pour des fables !

 

VI « Mon Père, dit le Seigneur, ne cesse pas d'œuvrer

Il n'oublie aucun ordre quel qu'il soit

Sans lui donner sa garantie, qui est très redoutable.

Aussi chacun se doit-il de peiner à faire le bien. »

 

VII Jésus fait débuter aux patriarches et aux prophètes

L'honneur de Sainte Eglise, nous le croyons sans nul doute ;

Il raffermit cette croyance par les saints apôtres,

Il la couronne par ses martyrs et la décore de ses vierges.

 

VIII Jésus ne cesse d'œuvrer, mais très bonne est son œuvre :

Il habille sainte Eglise de lys quand il lui donne la paix,

Il l'entoure de roses quand Il souffre la guerre

Voilà ce que fait Celui qui couronne les siens au paradis.

 

IX Et voici à son tour ce que dit Sainte Eglise – ce n'est pas un secret –

Elle qui est l'épouse de Dieu, elle qui est sa bien aimée,

Elle qui en plein cœur est blessée d'une flèche d'amour,

Voici ses paroles, la preuve en est donnée, adressée aux saints prêcheurs :

 

X « Entourez moi de fruits/ maux1, soutenez-moi avec des fleurs !

Vous me demandez pourquoi ? C'est que je languis d'amour ! »

Les fleurs, cela veut dire le fait de bien commencer

Et les maux, c'est la fermeté de l'œuvre qu'acquièrent les parfaits par leur labeur.

 

XI Sainte Eglise réclame le soutien des fleurs,

Car ceux qui entrent dans le chemin du Bien sont encore très faibles,

Ils ont donc besoin d'un enseignement fort :

C'est qu'on trouve grand réconfort à parler de Dieu.

 

XII Sainte Eglise se veut, sans mentir, environnée de maux :

En effet, qui veut parvenir au royaume des saints

Doit souffrir les maux, les peines et les angoisses

Nul homme ne peut le mériter d'une autre façon.

 

XIII Si Dieu nous l'accorde, désormais expliquons

Pourquoi nous avons traduit ici ce Prologue

D'une façon simple et fidèle : nous ne voulons courroucer

Personne d'entre vous, non plus que dire des âneries.

 

XIV En l'honneur de Jésus Christ, le fils de sainte Marie

Je désire vous conter la vie du valeureux saint Thibaut.

Dieu me permette, par Sa grâce d'achever ma tâche

Et que ceux qui l'entendront en reçoivent leur part.

Dieu nous l'accorde ! Dites tous AMEN !

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1 Il s'agit d'une citation du Cantique des Cantiques, 2, 2, 5. Elle a beaucoup inspiré les commentateurs religeux, mais aussi laïques, voir par ex. la Bible de Macé de la Charité, v. 21125-36. Guillaume d'Oyé n'a pas compris le mot malum = pomme (disparu, il est vrai en ancien français... au profit de pomum = le fruit...) ou… il a fait semblant de ne pas comprendre , car il préférait « sa » version avec malum = le mal, attitude en rien insolite pour un traducteur médiéval !

Explicit Prologus

Incipit vita ipsius

Fin du Prologue

Début de la Vie du Saint

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XV Mout fu sen Tibauz sages : point n'i avoit d'enfance.

Et fu fiz, ço sachoiz, a bone genz de France.

Arnout ot non ses peres. Sa mere senz dotance

Avait par droit non Guille ; ço sot sa conuichance

XVI A Provins fu norris ci seinz qui tant fu sages.

Il fu come la flors qui naist es espinages.

Ne fu pas seulement nobles ses parentages,

Einz fu clers et tres riches, ço sachoiz, ses lignages.

XV Thibaut fut d'une grande sagesse, en lui point de sottise.

Il était le fils, sachez-le, de nobles gens de France

Son père se nommait Arnoul et sa mère, c'est assuré,

S'appelait Ghisla de son nom véritable : ceux de sa connaissance le savaient bien.

 

XVI Le saint fut élevé à Provins, lui qui était d'une telle sagesse,

Il fut comme la fleur qui naît parmi les épines.1

Sa parentèle n'était pas seulement de noble sang.

Mais tout son lignage était aussi, sachez-le, riche et cultivé.

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1 La « rose qui naît au milieu des épines » est une citation de la vie de saint Hilarion par saint Jerôme.   

XVII A Vïene ot avesques, pleins fu de sapiance,

Qui avoit non Thibauz, ço savons senz dotance,

Qui ot de Jhesu Crist en soi tel conuichance

Que, einz que cis nasquisse, annunça sa naschance.

XVIII Iciz sire d'avesques, de quoi nos vos parlons

Fui oncles a la mere sa mere, ço sot l'un,

Quar il out non Tibauz. Tibauz rapele l'un

Cestui, par autre chose nen ot il Tibaut non.

XIX Iciz sires d'avesques qui de Vianne estoit,

Come bone persone o munde se tenoit.

Et quant il o la mere donne Guille parloit,

Meintes foiz tels paroles com vos orrois disoit :

XX « O planterose mere, dit-il, esjoïs toi

Et soies tote alegre, mout i a bien par quoi.

De toi naitra tels mere qui porterai en soi

Un fil qui grant desert avra ves Dé lo roi.

XXI Li fiz qui de ta fille, dit l'avesques, naistra,

Trestot nostre lignage en sens sormontera,

Devant Dé, devant gens granz apelez sera.

Mout ert amés li arbres qui tel fruit portera ! »

XXII A iceste parole que l'avesques disoit

Une povrete famme garantie portoit.

La mere donne Guille grosse apercevoit

D'amoroses paroles issi la confortoit:

XXIII « Dame, disoit la famme, quar vos esjoïssez !

Je di que en vostre ventre une fille portez,

De quoi naitra un fil, qui granz ert apelez.

A honor ert par lui toz vostre parentez. »

XXIV Ce dit de sen Thibaut, einçois que il nasquist,

L'avesques de Vianne. De rien nen i mesprist.

Ausi li povre famme ço meïmes en dist,

Que l'on saiche qu'il est membres de Jhesu Crist,

XXV Qui fu par les prophètes avant prophecïez,

Aprés par lo seint anges as pators annonciez,

De la chivalerie de l'ost do ciel loëz,

Qui fui par la novele estoile desclariez,

Et qui fu aprés des trois rois aorez,

Es braiz sein Symeon, qui viauz estoit, portez,

Ou temple de seinte Anne coneus et avisez.

De Celui est ciz seinz membres que vos oëz.

XVII Il y avait à Vienne un évêque de grand savoir,

Qui s'appelait Thibaut, nous le savons de manière sûre ;

Jésus avait mis en ce prélat une telle science

Qu'avant la naissance du saint, il la prophétisa.

 

XVIII Or ce seigneur évêque dont nous parlons

Etait l'oncle de la mère de sa mère ; il sut cela,

Car lui-même s'appelait (aussi) Thibaut. Le nom du saint rappelle ce nom

Car il n'avait pas d'autre raison de le porter.

 

XIX Ce seigneur êvêque, donc, qui était de Vienne

Se comportait dans le monde comme un homme de bien.

Et quand il entendit la mère de dame Ghisla parler,

Il lui adressa à plusieurs reprises ces paroles que je vais rapporter :

 

XX « O mère pleine de richesses, dit-il, réjouis-toi

Sois dans l'allégresse ! il y a vraiment de quoi.

Une femme naîtra de toi qui portera en son sein

Un fils, et celui-ci aura un grand mérite devant Dieu le roi.

 

XXI Le fils qui naîtra de ta fille, déclara l'évêque,

Surpassera tout notre lignage par son savoir

Devant Dieu, devant les hommes on le dira grand.

Bien aimé l'arbre qui portera un tel fruit ! »

 

XXII Ces paroles que l'évêque avait prononcées,

Il y eut une pauvresse pour les appuyer de son dire :

Elle avait aperçu la mère de Dame Ghisla qui était enceinte

Et elle la réconforta avec de tendres paroles :

 

XXIII « Ma Dame, disait la pauvre femme, soyez dans la joie.

Je le dis : vous portez une fille en votre ventre

Et d'elle naîtra un fils qui sera dit grand.

Toute votre parenté obtiendra l'honneur grâce à lui. »

 

XXIV Voilà ce que déclara de saint Thibaut dès avant sa naissance

L'évêque de Vienne ; et il ne se trompa en rien.

Et la pauvresse dit exactement la même chose

Afin que l'on sût bien que [saint Thibaut] est membre du Christ,

 

XXV Celui qui fut dès avant Sa venue prophétisé par les Prophètes

Que le saint ange, ensuite, annonça aux bergers,

Celui que louait la chevalerie des armées célestes,

Qu'une étoile nouvelle fit connaître

Avant d'être adoré par les trois rois,

Celui qui fut porté aux bras de saint Syméon, alors tout vieillard,

Reconnu et regardé au Temple par sainte Anne,

Oui, c'est de ce Seigneur que le saint dont vous écoutez parler est le membre.1

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1 Le texte marque aussi sa déférence à la sainteté du héros par le soin apporté à la forme. Guillaume n'est pas un versificateur, mais un poète conscient de ses effets ! On remarquera donc ici 1) l'enjambement qui clôt le quatrain sur un suspens, puisque la phrase n'est pas terminée avec l'achèvement de la strophe mais se poursuit à la strophe suivante ; 2) l'apparition d'un quatrain double, c'est-à-dire en fait d'un huitain rimant en -ïez, consacré à la glorification de la petite enfance du Christ (Annonciation, anges, étoiles des mages, prophétie de Syméon) ; en regard de ce huitain, un second huitain rimant en -ai propose l'enfance merveilleuse de Thibaut et sa vie sainte. On ne saurait davantage exalter le saint qu'en le mettant ainsi sur le même plan que le Christ dont il sera le serviteur aimant et aimé. Une lecture attentive à la valeur littéraire du texte mettrait aisément en valeur l'utilisation par l'auteur de ces effets d'agrandissement ou d'arrêt sur image qu'il accorde aux passages essentiels de la Vie, ou encore lorsque nous avons un récit narratif qui se rapproche des techniques du roman( partie translation, surtout, jusqu'à 20 vers sur une seule rime).

XXVI A mon proposement dis or mais tornerai.

Lo leu ou il nasqui miaus vos desclarerai.

De rois qui en son tens furent les nons dirai ;

A ceaus qui ne sont né conuchance en lairai ;

De quel genelogie al issit conterai,

Coment guerpit richece par adés escrivrai,

Et coment prist povrece clerement espondrai.

Ici est ma pansée, ci m'estudierai.

XXVII Provins est un chatiaus ou sein Tibauz fu nez.

Ce est lues qui de puple est mout bien puplïez.

Uns contes de Champaigne, Odes estoit clamez,

Estoit pruchains de lui qui mout fu renomez.

XXVIII Ce fu au tens Henri qui rois de France estoit,

Et de son fil Phelippe qui adonques vivoit.

Sein Thibauz qui la boine de jovrece tochoit

La joie de cest monde po ni prou ne segoit.

Lo coman Jhesu Crist, quant oïr lo pouoit,

A grant humilité a ovre lo metoit.

Si co li saige moiche sa rusche omple, omploit,

Sein Thibauz son fin cuer des biens qu'il aprenoit

XXIX Que il fust harmitains avoit il grant talent.

Helyas fu premiers, ço trovons nos lisant,

Et sein Johanz Baptistes qui mout fu de grant gent,

Et Paules et Antoines, ce set l'on voirement..

XXVI Maintenant je vais m'occuper de mon but ;

Le lieu où il naquit, je vais vous le dire,

Je dirai aussi les rois qui règnaient à son époque

En laissant inconnus ceux qui le suivirent.

Je vous conterai de quelle famille il sortit,

Comment il laissa ses richesses, je vous le décrirai ensuite

Et comment il choisit clairement la pauvreté, je vous l'exposerai :

Voilà mon dessein, je vais m'y attacher.

 

XXVII Provins est une ville-forte où saint Thibaut est né.

C'est un lieu populeux, bien rempli d'hommes.

Le comte de Champagne qu'on appelait Eudes,

Etait de la famille du saint et c'était un seigneur de grande renommée.

 

XXVIII C'était l'époque où régnait le roi Henri

Et son fils Philippe était alors en vie.

Saint Thibaut approchait alors de la borne de l'adolescence,

Il ne poursuivait ni peu ni beaucoup la joie de cette terre.

Quand il pouvait écouter les commandements de Jésus Christ,

Il les mettait en pratique en grande humilité.

Tout comme la sage mouche [-à-miel] emplit sa ruche

Saint Thibaut remplissait son cœur pur des biens qu'il apprenait.

 

XXIX Etre ermite, c'était son ardent désir,

Hélie fut le premier ermite, c'est ce que nous trouvons dans les lectures.

Et ensuite saint Jean Baptiste qui était de haute noblesse,

Puis Paul, puis Antoine, c'est ce dont l'on est sûr1.

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1La succession Hélie-Jean Baptiste- est tirée de la Vie de Saint Antoine, où ces saint bibliques sont présentés comme les « pères » de l'érémitisme, avant (le très légendaire) Paul. Voir par ex. le ms. BnF nouv. acq. fr 23686, Vie des Pères.

XXX Lor teneve viande envie li fasoit,

L'aspreté de lors robes plus que rien desirroit,

Lo regart des seinz anges jor et nuit covoitoit.

Ou regne des seinz ciels chambre achater voloit.

XXX Leur maigre nourriture lui faisait envie,

La rudesse de leur vêtement était son vœu le plus cher,

Il rêvait nuit et jour de contempler les anges1,

Il voulait s'acheter une demeure au royaume des saints cieux.

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1 C'est l'idéal de la vie des ermites puis des moines : « vivre la vie angélique » dès ici-bas.

 

XXXI Seinz Thibauz, de ces choses et d'autres embrasez,

S'en est tot a celee a un hermite alez

Qui mout estoit prodons (Burcars fu apelez

Qui fu moignes a Sens ço est la veritez

Ou mostier de sein Pere qui fu jadis fundez).

En une yle de Saine ou Des estoit dotez.

XXXI Saint Thibaut, tout embrasé de ces désirs parmi d'autres,

S'en alla secrètement voir un ermite1

Qui était homme de valeur (on l'appelait Burchard2,

Ensuite, il devint moine à Sens, c'est la vérité

Au monastère Saint-Pierre3 d'antique fondation.

Burchard demeurait en une île de la Seine où l'on craignait Dieu.

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1 autre topos venu de la Vie d'Antoine.

2 Détail qui appartient à la seconde Vita.

3 Saint-Pierre-le-Vif-et-Saint Savinien, monastère avant 507, fondé par sainte Théodechile, fille du roi Thierry II de Metz, d'abord bénédictines puis bénédictins.

XXXII Consoil quist a l'ermite et cil lou conseillet.

Li ermites remest, senz Thibauz s'en alet.

Gautier, un chivalier, o soi acompenet.

Mout furent bon ensamble, li uns mout l'autre amet.

XXXIII Sen Tibauz et Gautiers issi s'acompeignerent,

Senz plus fere demore sus lor chevaus monterent.

Lor escueiers senz plus avec aus en menerent,

A la cité de Roins droitement en alerent.

XXXIV Senz Tibauz chivaliers de la chivalerie

Jhesu au roi puissant a sa maison laissie,

Son pere et sa mere, ses freres entroblie,

Ses parenz, ses serjanz, et des genz compeignie.

Conme s'il vosist ceindre de la chevalerie

L'espee, a la Pasque aviau Gautier s'avie.

XXXV A la cité de Roins qui mout est seignoris,

S'en sunt venu ensemble si con je vos devis,

Comme s'il vosissant parler a lors amis.

Ne sot lor entendue, fors que Des, ço saichis.

XXXVI Oiez que firent puis et coment il ovrerent.

Escuiers et chevaus a lor autel laisserent,

Et de nuit tot a pié coiement s'en alerent.

Et nule rien qui soit fors que aus n'emporterent.

Que vos diroie-jé ? Deus pelerins troverent ;

De lor tres bones robes endui se despoillerent

A çaus deus pelerins maintenant les livrerent

Et de lor povrete povrement s'ahornerent.

Sens seüe, nus pié, Des ou set, s'en alerent

A un leu qu'on apele Pitingo se paisserent

Ou reigne d'Alemaigne, ou lon tens demorerent.

Iqui por l'amor Dé grant povreté soffrerent

A grant travail aquistrent lou pein don il visquerent.

 XXXII Thibaut demanda à l'ermite conseil et Burchard le conseilla.

L'ermite resta là et saint Thibaut s'en alla.

Un chevalier nommé Gautier était son compagnon.

Ils furent ensemble hommes de bien, car tous deux s'aimaient chèrement.

 

XXXIII Saint Thibaut et Gautier allaient de compagnie,

Sans plus attendre, ils se mirent à cheval

Et n'emmenèrent avec eux que leurs seuls écuyers.

Ils partirent tout droit vers la ville de Reims.

 

XXXIV Voilà que saint Thibaut, chevalier de la chevalerie

De Jésus le puissant Roi, a laissé sa maison,

Et son père et sa mère, et ses frères : il les oublie,

Sa parenté, ses serviteurs, la compagnie des siens.

Comme s'il voulait ceindre pour Pâques l'épée de la chevalerie,

Avec Gautier, le voilà qui prend la route.

 

XXXV En la cité de Reims qui est de grande puissance,

Ils s'en sont venus tous deux, ainsi que je vous le raconte,

Comme s'ils voulaient parler à leurs amis.

Mais pour connaître leur arrivée, nul autre que Dieu, sachez-le bien !

 

XXXVI A présent écoutez : voici ce qu'ils ont fait :

Ecuyers, et montures, ils laissèrent tout à l'hôtel

Pendant la nuit, à pied, sans faire de bruit, ils s'en allèrent

Et ils n'emportaient rien, rien d'autre que leur personne.

Que vous dire ? Ils rencontrèrent deux pèlerins

Et tous deux se dépouillèrent de leur magnifique vêture.

Sur le champ, ils l'offrirent aux deux pélerins,

Revêtant pauvrement leurs pauvres guenilles,

En cachette, les pieds nus, Dieu sait où, ils partirent.

Ils arrivèrent en un lieu qu'on appelle Pitingo1

Au royaume d'Allemagne et y restèrent longtemps.

En cet endroit ils souffrirent pour l'amour de Dieu une grande misère

Ils acquirent à grande douleur le pain dont ils vivaient.

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1
 Pettingen.
 

XXXVII Ço que on lit de Joseph, ço sai certeinement

Ou saume dou saitier qui lo sens bien entent

Pot l'un de ces deus lire tot universelment

Lors mains en plusors ovres servirent voirement.

XXXVII Ce qu'on lit au sujet de Joseph, je le sais,

Au psaume dans le psautier1, pour qui comprend le sens du texte,

Peut être appliqué de façon universelle aussi à ces deux là :

Ils employèrent leurs mains, en vérité, à bien des ouvrages.

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1 Ps LXXX « Berger d'Israël, écoutez, Vous qui menez Joseph comme un troupeau… »

XXXVIII A ovres de vilains lor blanches mains metoient,

Les pierres po murs faire a ces maçons portoient.

Les erbes ou les fauz, quant poinz estoient , tranchoient,

Lo fiens fors des estables a civeres portoient,

Si con sen Thibauz dit ; ausi charbon façoient.

De cel petit argent lor vïes sostenoient.

XXXIX De cestui laboraige que il tant comparerent

De ço que a lor vïes sostraitrent et colerent,

A grant poine, a po d'aise, po et po estrangerent

Argent si qu'a sein Jaque en Galice en alerent.

A grant devocion lou seint leu visiterent.

XL Quant lors oroison orent fenïes bel et bin,

Et fait lors offerendes come bon pelerin,

Et il s'en retornoient porpensant de lor fin,

Un diauble troverent traversé ou chemin.

XLI Il avoit forme d'omme, lo cors ot grant et fier,

Ne sembloit pas si home, con sembloit aversier ;

Il entendoit en faire sein Thibaut trabuchier.

Iqui se il peüsse, lou cuida perilier.

XLII Mes sire sein Tibauz onques ne s'esmaiet

La croiz ou Des fu mis autement reclamet

Et de la Trinité autement se seignet ;

A tant come fumee diables s'en alet.

XLIII Si au serjant de Dé trabuche porchaçoit

Diables, niguns honz mervelier ne se doit,

Quar Jhesu Crist meïmes trabuchier jus cudoit

D'un pignacle dou temple quant il lon lui estoit.

XLIV A Trive la cité est sein Thibauz venuis

Et Gautier ses compeinz, nus piés et mal vestus.

Iqui trova son pere, dont mout fu irascus.

Mas a jor de sa vie ne fu issi confus.

XLV De Trives vint a Rome, tant a il espletie.

De veoir lou sepulcre do fi Deu ot envie.

Si s'en veint a Venice la cité seignorie,

Comme se il vossit passer mer en galie.

 

XXXVIII Ils mettaient leurs blanches mains à des tâches de paysans,

Ìls portaient aux maçons les pierres pour faire des murs,

Ils coupaient le foin à la faux quand c'était le moment,

Ils transportaient hors des étables le fumier avec une brouette.

Et, comme devait le confier saint Thibaut, il faisaient du charbon de bois.

Avec ce maigre gain, ils soutenaient leur existence.

 

XXXIX Par ce labeur qu'il avaient si cher payé,

Et de ce qu'ils purent soustraire et rogner sur leur vivre

Avec bien de la peine et une vie bien difficile, ils mirent petit à petit de côté

Assez d'argent pour partir à Saint-Jacques de Galice

Ce saint lieu, ils le visitèrent avec une dévotion profonde.

XL Une fois leurs oraisons finies bel et bien,

Toutes les offrandes faites, en bons pèlerins,

Ils s'en retournaient, pensant à leurs fins dernières.

Ils rencontrèrent un diable renversé sur le chemin.

 

XLI Il avait forme d'homme, un corps grand et farouche,

Il ressemblait moins à un homme qu'à un démon !

Son dessein était de faire chuter saint Thibaut :

S'il l'avait pu, là même il l'aurait fait mourir.

 

XLII Mais jamais saint Thibaut ne se laissait émouvoir

Il réclama à voix forte la croix où l'on attacha Dieu,

Il se signa largement au nom de la Trinité.

Et le diable comme une fumée s'en alla.

 

XLIII Que le Diable ait dressé embûche au serviteur de Dieu,

Nul homme ne doit s'en étonner,

Car Jésus Christ lui-même, Satan avait cru le jeter

Du sommet du temple où il se tenait près de Lui.

 

XLIV Saint Thibaut s'en est venu dans la cité de Trêves,

Avec Gautier son compagnon, les pieds nus, mal vêtu.

Il y trouva son père, ce qui le troubla fort :

Nul jour de sa vie il ne devait être aussi bouleversé.`

 

XLV De Trêves, il partit pour Rome, tant et tant il marcha,

Il avait le désir de voir le sépulcre du Fils de Dieu

Alors il partit pour Venise la puissante cité,

En homme qui voulait passer la mer en galée1.

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1La galée, navire propre à la Méditerranée, se présentait sous divers types, gréée à la latine ou bordée à franc-bord, on l'utilisait pour le commerce essentiellement, mais on y acceptait des passagers.

XLVI Sen Thibauz, que Jhesu li peres tant amet,

Les fins de Lonbardie aprés ço trespasset.

Un leu qui mout li plot iqui endroit trovet.

Vesinetés çal leu Salanique apeletz.

Sein Tibauz iceal leu entor anvironet

Et par la volenté de Dé forment l'amet.

Un grant bois i avoit qui mout lo confortet,

D'une anciaine iglise a muraille i trovet.

Il lassez de son oirre, iqui se reposet

Et as seignors dou leu maison i demandet.

Si comme il la quist, l'un la li otroiet.

A tenir vie d'anges en terre comencet.

XLVII De char, de tote graisse s'asteint premerement.

Pains d'orge fu sa vie et aigue solement.

Puis ne soffrit dou pain et d'aigue ausement.

Fruiz, herbes et racines usoit, ni plus noient :

Et si portoit la aire qui lo grevoit forment.

XLVIII Jhesu cui il servoit en ice lo porvut

Que tan que il fu prestres toz ses ordres reçut

Ou mostier de Vincence. Levichiers lo conut

Qui en estoit evesques. Ci viaust que issi fust.

XLVI Saint Thibaut que Jésus notre père aimait tant

Franchit, après cela, les frontières lombardes.

Il trouva là un lieu qui lui plut fort :

Le voisinage lui donnait le nom de Salanique.

Saint Thibaut fit le tour de ce lieu

Et comme Dieu le voulait, il s'y attacha fort.

On y voyait un grand bois qui lui était de grand réconfort

Et la muraille d'une église ancienne.

Et lui, lassé de sa marche, se reposa en cet endroit.
Il demanda aux possesseurs du lieu une demeure

Et dès qu'il l'eut demandée, l'un d'eux la lui donna.

Il entreprit alors de vivre, comme un ange sur cette terre.

 

XLVII Il commença par ne plus consommer ni viande ni graisse,

Il vivait de pain d'orge et d'eau pure.

Puis il s'abstint aussi et du pain et de l'eau.

Il ne consommait plus que des fruits, de l'herbe et des racines.

Il portait également une haire qui le blessait beaucoup.

 

XLVIII Jésus qu'il servait lui donna le nécessaire en ce lieu

Jusqu'à ce qu'il devînt prêtre et reçut l'ordination

Au monastère de Vincenze. Levichiers1 fit sa connaissance,

Qui était l'évêque de cette ville. C'est lui qui voulut le voir [se fixer] ici.

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1 = Sindicherius.

XLIX Ou est cils qui conter porroit or dignement

Que li diables fit a son cors de torment ?

Sa croiz portoit toz jors. Deu prioit docement.

Chacun jor de corgïes se bastoit asprement.

L Li glorious cors seinz issi se tormentoit

Por l'amor Jhesu Crist que il tant covetoit.

De cinc anz ne dormit en gisant, ço disoit

Sa maignie privee, mas en seanz dormoit.

Lo los ni lo bobant de la gent ne voloit

Por ce que l'un cuidast qu'il dormit se fasoit

Covrir dedanz son lit et do lun se cochoit

Et aprés s'aseoit et en seanz dormoit.

XLIX Où trouver celui qui pourrait raconter comme il faut

Tous les tourments que le diable fit subir à son corps ?

Il portait sans cesse sa croix. Et il priait doucement Dieu.

Chaque jour il se disciplinait durement de courroies.

 

L Le glorieux corps saint ainsi s'affligeait

Pour l'amour de Jésus Christ qu'il désirait ardemment.

Cinq ans durant, il ne s'allongea pas pour dormir,

Rapportent ses proches, il dormait assis1.

Il refusait les louanges et les balivernes de la foule.

Et pour que l'on crût qu'il dormait, il se faisait couvrir en son lit.

Mais dès que l'on était couché,

Il se mettait sur son séant et c'est ainsi qu'il dormait.

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1 Cf.Vitae Patrum, Historia Monachorum in Ægypto § 220 : « [A Cellia] la plupart [des ermites] ne dormaient pas dans un lit ; quand ils étaient assis et que le sommeil les prenait, ils dormaient ainsi un petit moment »

LI Puis avint que Gautiers ses compainz trespasset.

Lou treü de nature, si com Deus viaut, rendet.

Einz que mie nuiz fusse, senz Tibauz sus levet,

Quant li autre dormoient, et il Deu aoret

Les mains teint estendues, de prier ne cesset.

LI Il arriva alors que son compagnon Gautier mourut

Il s'acquitta de l'impôt de nature, comme Dieu le veut.
Avant qu'il fût minuit, saint Thibaut se leva1

Alors que les autres dormaient, lui, il priait Dieu,

Il avait les mains étendues, il ne cessait de prier2.

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1 Au milieu de la nuit, je me levais pour Vous louer  Ps. 118, 62.

2 Cf Vitae patrum « L'abbé Daniel racontait au sujet de saint Arsène qu'il se mettait en oraison le samedi matin et ne s'arrêtait pas jusqu'au coucher du soleil. Alors il étendait ses mains vers le ciel et il priait jusqu'au lendemain... » Les sentences des Pères du désert (prière continuelle).

LII Aprés quant estoit hore que l'an lever devoit

Por aler a matines en son lit se tornoit,

Il ne voloit pas los des biens que il faisoit,

Qui niguns les seüsses fors Deu ne voloit.

Lo guiardon de Lui senz plus en atendoit.

Une arche fu avant li liz ou il gisoit,

La quele par dessus tote igués estoit.

Un linçuel fait de laine sus çal fust estendoit

Que de jors en sa teste contre lo chaut portoit.

Je sais ce que ses menbres de aire armés avoit ;

Soz le linçuel de lainne autre aire estendoit

Et en leu de cele arche ou il gisir soloit,

Sus une large ais bien dolee gisoit.

LIII Dui an compli estoient, ce savons voirement

Que venus iqui ere ci seinz premirement,

Quant ses compeinz Gautiers veint a son finement

Et, si co nos creons, ajostés dignement

Au nombre des feiaus devant Dé qui ne ment.

LIV Tentement de diable ne li faillirent mie,

De ce que dit sein Jaques, qu'il eüst sa partie

Amont en paradis en la grant compaignie

Des anges, des archanges que Deus a en baillie

LV Il reconte, sein Jaque, ce est la veritez :

« Bien aventurez est li honz qui est tentez,

Quar, quant il sera bien finement esprovez,

De la sainte corone de vie est coronez

Que Deus promist a çaus de cui il est amez. »

LII Ensuite, quand c'était l'heure où l'on devait se lever

Pour aller aux matines, il retournait en son lit :

Il se refusait à être loué de ses bonnes actions,

Il voulait que nul hormis Dieu n'en eût connaissance :

C'est de Lui et de Lui seul qu'il en attendait une récompense.

Il y avait une caisse devant son lit

Et le dessus de cette caisse présentait une surface égale,

Saint Thibaut étendait un drap fait de laine à cet endroit

Qu'il portait le jour sur sa tête pour la protéger de la chaleur.

Je sais qu'il avait armé ses membres d'une haire

Et il ajoutait une seconde haire sous son drap de laine.

Au lieu de s'allonger sur cette caisse où il avait l'habitude d'aller la nuit,

C'est sur une large planche de bois raboteuse qu'il se couchait.

 

LIII Deux ans s'étaient écoulés, nous le savons assurément,

Depuis que le saint était venu d'abord en ce lieu

Quand son compagnon Gautier arriva à sa fin,

Et, comme nous le croyons, il fut justement mis

Au nombre des fidèles, auprès du Dieu qui ne ment pas.

 

LIV Les tentations diaboliques dont parle saint Jacques [l'Apôtre]

Ne manquèrent pas au saint, pour obtenir sa part

La-haut en paradis, avec la grande compagnie

Des anges et des archanges que Dieu a sous son pouvoir.

 

LV Saint Jacques affirme1, et c'est la vérité :

« C'est bonne fortune pour un homme de connaître la tentation,

Car lorsque il aura été parfaitement mis à l'épreuve,

Il sera couronné de la sainte couronne de vie

Que Dieu a promise à ceux dont Il est bien aimé. »

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1 Epître de saint Jacques I, 13 sq.

LVI Ja avient une nuit que sein Tibauz estoit

Acostez en son list, mas pas ne se dormoit.

Un diable d'enfer decoste lui avoit,

Qui la paroi par force de sa maison crosloit.

Qu'il alast a matines par son non l'apeloit

Et que tost levast sus sovent l'amonestoit.

A cet apel se leve sainz Tibaut qui cuidoit

Que fust uns de ses freres qui ansi lo hatoit.

Tost s'en vait a la celle ou cil freres gisoit,

En son list lo trova ou il enquor dormoit.

LVII Lors sot bien sein Tibauz de fine verité

Que ce estoit diables toz pleins d'iniquité.

Autement reclama la sainte Trinité,

De la croiz se seigna. Lors chaça cel maufé.

LVIII Il l'en oït aler durement fremissant.

Se il eüst cent homes qui lo bois tranchessat

A coignïes, tel noise ce croi ne feïssant.

Mais tel bruit ne menerent Sarrazin ne Persant.

LVI Il arriva une nuit que saint Thibaut se trouvait

Accoudé dans son lit, mais il ne dormait pas.

Un diable d'enfer se tenait après de lui

Qui ébranlait violemment le mur de la maison.

Il appelait saint Thibaut par son nom pour aller aux matines,

Il l'admonestait souvent de se lever vite.

A cet appel, saint Thibaut se lève, croyant

Que c'était l'un des frères qui le pressait ainsi.

Il se dépêche d'aller à la cellule où ce frère était couché.

Il le trouve en son lit où il dormait encore.

 

LVII Alors saint Thibaut comprit en vérité

Que c'était le diable, rempli d'iniquité.

A haute voix il invoqua la Trinité

Et fit le signe de croix : il chassa ainsi ce démon.

 

LVIII Il l'entendit partir, frémissant avec force :

Si cent hommes s'étaient trouvés là à trancher le bois

A coups de hache, ils n'auraient pas fait tel tapage, à mon avis

Ni les Sarrasins ni les Perses non plus n'auraient fait tel vacarme1.

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1 Allusion aux affrontements chrétiens/sarrasins où ces derniers marchent au combat en battant leurs tabours et en criant. Cette seconde comparaison (qui n'est pas dans la Vita Latina) vient plutôt de la chanson de geste contemporaine que de l'hagiographie. Il est vrai que l'échange fonctionne dans les deux sens. (voir des œuvres jumelles comme la Chanson de la prise de Barbastre/le roman de Gautier d'Aupais).

LIX En autre tens aveint que il fu apelez

A Leion lou chatel ou contenz estoit nez

Et ilqui a bein faire estoit toz abrivez

Por cele pais refaire tant tost i est alez

LIX Une autre fois, on l'appela

A Leion1 la ville forte où s'était élevé un litige,

Et comme saint Thibaut était avide de bien agir,

Il s'y rendit vite pour ramener la paix2.

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1 = Lonigo.

2 Autre tâche reprise au modèle des Pères de la Thébaïde : l'abba Appollonie de l'Historia Monachorum de Rufin est ainsi le « spécialiste » qu'on appelle pour régler tous les litiges.

LX Mas de l'aler nus piés si atiriez estoit

Que les plantes des piés totes onfles avoit.

Quant il vit que a pié aler nen i porroit

Si monta sus un char qui prestez li estoit.

LXI Une aigue li coveint passer ; dedanz entret.

Or orroiz dou diable quel berat porpenset.

Une roe de char en l'aigue li emblet

Lo glorious cors seint issi noier cuidet

LXII Bien lo cuida iqui noier se il poïst.

Mas mout li valut po. Onques riens n'i conquist,

Car ausi comme plume legiere fors salist

Senz roez, toz essuiz ; onques ne s'esbaïst.

Ceste grace et autres Jhesu sen Thibaut fi.

LXIII A conter ses travauz et ses tentacions

Tant que ci bon chimin et droit tenu avons ;

A reconter les chos(es) honestement aluns,

Qui sont plenes de joie, a ce nos escorçons.

LX Mais il était tellement attaché à marcher pieds nus

Qu'il avait la plante des pieds tout enflée.

Lorsqu'il vit qu'il ne pourrait s'y rendre à pied,

Il monta sur une charrette qui lui fut prêtée.

 

LXI Il lui fallut passer un fleuve, il y entra.

Ecoutez donc la ruse qu'inventa le diable.

En plein milieu du fleuve, il dérobe une roue !

Il croyait bien noyer ici le glorieux corps saint.

 

LXII Oui, il croyait bien le noyer s'il pouvait.

Mais cela ne lui valut pas grand chose ! Il n'y gagna rien,

Car telle la plume légère, le saint bondit hors de l'eau,

Sans roue et tout à sec. Il n'en conçut pas le moindre émoi.

Voilà la grâce parmi d'autres que Jésus accorda à saint Thibaut.

 

LXIII A raconter ses peines et ses tentations,

Nous avons jusqu'à présent marché droit sur le bon chemin.

Nous allons honorablement racontant les faits

Qui sont remplis de joie. Nous nous y hâtons.1

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1 escorcier ou plutôt escourcer 1 et 2 : soit « y aller au pas de course » soit (sur « écorce ») « se retrousser pour filer au plus vite » cf latin succingamur : traduire filer, voler, foncer ?
 

LXIV Li angile dou ciel sovent lo visetoient,

Si come si serjant par temoin afermoient.

En semblant de columbe aucune fois venoient

Et en samblance d'ome autre fois se mostroient.

Et dun il estoit dignes, autres choses disoient

De par Dé son seignor, sovent li confortoient.

La poine qu'il soffroit issi li alijoient.

LXV Il avint un jor que ses pechiés ploroit

Et ensamble lo plor durement sospiroit,

Lors oït une voiz que li dit que voloit :

Que de toz ses pechiés Jhesus quittié l'avoit.

LXVI Et seinz Hermagoras ausi sen Fortunez

En cui ses oratoires estoit fundés,

Aparurent a lui et portint granz clartez

Qui tel chose li distrent, con ja dire m'orrez :

LXIV Souvent les anges du ciel le visitaient,

Ils le servaient, comme ses serviteurs, pour confirmer ce dont il témoignait.

Parfois ils venaient à lui sous l'apparence de colombes,

D'autres fois ils lui apparaissaient sous la forme d'homme.

Ils lui disaient aussi d'autres choses comme il en était digne,

Ils lui apportaient souvent la consolation de par Dieu son seigneur
Ils rendaient plus légère la peine qu'il souffrait.

 

LXV Un jour il se trouva qu'il pleurait ses pechés

Et tout en pleurant, il soupirait profondément.

Alors il entendit une voix qui lui déclara ce qu'il désirait entendre :

Que de tous ses péchés, Dieu le tenait quitte.

 

LXVI Saint Hermagoras ainsi que saint Fortuné1,

En l'honneur desquels il avait fondé son oratoire

Lui apparurent au milieu d'une grande clarté

Et lui dirent ce que vous allez entendre de ma bouche :

 

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1 Fortunat et Hermagoras ont été martyrisés à Aquilée au Ie s. sous Néron. Fortunat était l'êvêque de la ville, Hermagoras, son diacre. La tradition fait d'eux des disciples de saint Marc et de saint Pierre.

LXVII «  Graces, beneïçon de Dé omnipotent

Aies tu, quar tu siers si entendüement ;

Ci en nostre memoire qui somes en present.

Guiardon en avras ; n'atendras pas grantment. »

LXVIII Il avoit un serjant que Odon apeloit,

Qui tant estoit cassez de fevre qu'il avoit,

Tant asprement lo jour et la nuit lou tenoit

A par po que li arme dou cors ne li partoit.

LXIX Que il priast por lui sein Tibaut mout prïet,

Por lui premerement a proier refuset.

Al simples con columbes, gaires ne demoret,

Tot en ceste meniere a Odon respondet :

LXX « Je redote d'aler contre le volenté

De Dé par cui guignier tu as l'enfermeté.

Je sa ce que la fevre t'ait forment tormenté.

Tost t'avra Des donee quant lui plaira santé. »

LXXI Quand vit son bon serjant qui dou tot enpiroit,

Qui par la maladie de la mort pres estoit,

Dolanz de sa presence si issi lou perdoit,

Lors dist :« Tost a l'iglise maintenant portés soit. »

LXXII Sein Tibauz, lui present, la messe celebret

Et en ses oroisons dou vaslet li membret.

Jhesus par sa priere sanité li donet

Itel que senz aïe de ses piés s'en tornet.

LXXIII Li pere et li mere qui oient la renomee

De lor beneoit filz bruiant par la contree

Cele part sont venu endui a grant jornee.

Quant son fil vit la mere, sachoiz, mout par fu lee,

Que ele cuidoit avoir perdu sanz recovree.

Bien puet savoir qui a en Jhesu Crist pensee

Que ne fu pas sens larmes cele doce asamblee.

LXXIV Entre sospirs et plors en pansee estoit

La mere de deus choses la quel ele faroit :

Son païs, son mari, ses enfanz ne voloit

Guerpir ni son chier fil delaissier ne pooit.

LXXV L'amors do fil, mas cele de Jhesu Crist, venquit.

Por l'amor de son fil tot le monde guerpit.

Toz les liains qui loient dessret et rumpit,

A Dé s'aer, cui ele aviau son fil servit.

Ale ne fu pas fole. Au choisir lo miaus prist.

LXVII « Graces et bénédiction de la part de Dieu tout puissant

Soient sur toi ! car tu fais le service avec tant d'attention

Ici en notre mémoire à nous deux qui sommes devant toi,

Que tu en auras la récompense. Tu n'attendras plus longtemps. »

 

LXVIII Saint Thibaut avait un serviteur qui s'appelait Odon

Il était écrasé d'une fièvre qui le tenait,

Si durement – il en était pris de jour comme de nuit –

Que peu s'en fallut que son âme ne le quittât.

 

LXIX Il implora saint Thibaut de prier fort pour lui.

Et Thibaut tout d'abord refusa de faire cette prière,

Simple comme la colombe, il n'hésitait guère à donner ses réponses.

Il répondit donc à Odon par ces mot :

 

LXX « Je crains d'aller contre la volonté de Dieu,

Par l'ordre duquel tu subis cette infirmité.

Je le sais, la fièvre t'a fortement fait souffrir.

Dieu te rendra vite, quant il Lui plaira, ta santé. »

 

LXXI Quand il vit que son bon serviteur allait de mal en pis,

Que sa maladie le menait tout près de la mort,

Regrettant sa présence s'il venait à le perdre, il dit alors :

« Qu'on le porte tout de suite à l'église. »

 

LXXII Saint Thibaut célèbra la messe en la présence du serviteur

Et pendant ses oraisons, il se souvenait du jeune homme.

Jésus par les prières du saint rendit à ce dernier sa santé

Si bien qu'il s'en retourna sur ses pieds sans la moindre aide.

 

LXXIII Son père et sa mère aux oreilles desquels était parvenu

Le renom de leur fils béni [de Dieu], car tout le pays en résonnait,

Vinrent auprès de lui, tous deux, à longues étapes.

Quand la mère vit son fils, sachez-le, grand fut son bonheur,

Car elle croyait l'avoir perdu sans jamais le retrouver.

Qui tient Jésus Christ dans son cœur peut bien savoir

Que ces douces retrouvailles ne furent pas sans larmes !

 

LXXIV Perdue entre les soupirs et les pleurs,

La mère ne savait plus de ces deux choses laquelle faire :

Elle ne voulait pas quitter son pays, son mari, ses enfants

Et elle ne pouvait non plus laisser là son fils chéri.

 

LXXV L'amour de son fils, ou plutôt celui du Christ, l'emporta :

Pour l'amour de son fils, elle abandonna le monde :

Elle brisa et rompit tous les liens qui la liaient,

Elle s'attacha à Dieu et Le servit en compagnie de son fils.

C'est qu'elle n'était pas folle : elle choisit la meilleure part1.

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1 Cette évidente allusion à l'Evangile de Marthe et Marie appartient à Guillaume d'Oyé et ne se trouve pas dans le texte-source.

LXXVI Mout fu sa remenance sein Tibaut granz confors,

Mout en fu plus a aise et de cuer et de cors.

Si com dit Salemonz, mout par est amors fors,

I n'est riens qui s'i preigne fors solement li mors.

LXXVII Par l'amor do fil veint a la Dé charité,

Ale qui avoit aü a toz jors largité,

D'aleus et de richeces et de toz biens planté,

Se tient or a païe de grant estreceté.

Hiqui remest li dame a grant humilité

Por servir lo grant roi qui maint en trinité.

 

LXXVI Saint Thibaut fut grandement consolé de cette demeurée,

Il s'en trouva plus heureux en son cœur et son corps.

C'est que, comme le dit Salomon, fort est l'amour,

Rien ne se compare à lui si ce n'est la mort.1

 

LXXVII C'est pour l'amour de son fils qu'elle s'en vint à la dilection2 de Dieu

Elle qui toujours avait possédé au siècle les biens,

Les alleus et les richesses à foison,

Se tint désormais pour bien payée d'une vie d'étroite rigueur.

La dame resta là en grande humilité

Pour servir le Roi qui demeure en Trinité.

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1 Renvoie à la citation du Cantique des cantiques (que la tradition attribuait à Salomon) VIII, 6.

« Pose moi comme un sceau sur ton cœur

Car l'amour est fort comme la mort ».

2 Guillaume d'Oyé a respecté l'opposition du texte-source (ou plutôt la distinction) entre dilectio (affection humaine choisie) et caritas (amour de Dieu), qu'il a transposée en « amor » (charnel, pour être le mot vernaculaire de l'amour humain) et charité (qui a, malheureusement trop perdu de sa force pour que la langue moderne le conserve).

LXXVIII I nen est honz, ce croi, qui reconter poïst

Tant docement li fiz a la mere obeïst.

Ni par froit ni par chaut que il aonques feïst

Ne trovet en lui faute de rien qu'ale vossist.

LXXIX Deus anz avoit esté ciz seinz bien aorez

Devant que il fenisse, ce est la veritez,

Que de nigun diable n'avoit esté tentez,

Ni de pollution charnel contaminez.

Ce dit il a ses freres, issi co vos oiez.

LXXX Lo dolor, lo mesaise que il adon soffroit,

Les plaies dun ses cors avironez estoit,

Nuls honz, sen mout grant panse, conter ne vos porroit ;

Ni pou ni prou de ses piés il ne se sosteroit,

Ne sa main a sa boiche conduire ne pooit.

Li Peres soverains, ou il son cuer avoit,

Tot en ceste meniere li sires o voloit.

Par tribulations son seint cors espurjoit,

Que il fust senz ruville la ou lo metroit

Amont en paradis ou il habiteroit.

LXXXI Sus totes autres choses se doit l'on mervoeillier

D'une riens que de lui m'orrois ici noncier

Onques tant maladie ne lo put jostisier

Que il lo jeüner vossist entrelaissier.

LXXXII Bien conut li seinz honz que gaires ne vivroit,

A ço que maladie tant fort sus li corroit.

De la grace de Dei si raümplis estoit

Que il ne voloit riens fors ce que Des voloit.

L'an douzein que partis de son païs estoit,

Conuit bien que la force de son cors lou laissoit.

L'abés qui ot non Pierres apeler conmandoit,

Qui jainz sus toz les autres a lui d'amor estoit.

LXXXIII Cel an estoit de lui en icel lue sacrés

Li seinz ordres des moignes ou Des est tant amés.

A guarder li commande, ce est la verités

Sa mere et ensamble ses fiz esperités.

LXXXIV Trois jors devant sa fin et son trespassement

Crosla cinc fois li terre mout merveleusemen.

Cil de la celle o sorent, voirs fu communement.

De çaus defors aucun, ce trovons nos lisent..

LXXXV Aus ovres Jhesu Crist qui bien vodroit panser,

Il ne vodroit gemais de lui son cuer oster

Ici fit la presence de celui, sens dotez,

Qui regarde la terre et qui la fait trembler.

 

LXXVIII Nul homme ne pourrait, je crois, raconter

Avec quelle douceur le fils obéit à la mère.
Il pouvait faire froid, il pouvait faire chaud,

Elle se trouvait à ne manquer de rien qu'il lui fallût.

 

LXXIX Le saint vénérable vécut deux ans ainsi,

Avant de trépasser, c'est la vérité,

Sans plus être tenté par aucun diable

Ni souillé d'aucune pollution charnelle

C'est ce qu'il confia à ses frères, comme vous allez l'entendre.

 

LXXX La souffrance et la douleur qu'il endurait,

Les ulcères dont son corps était affligé,

Personne ne pourrait vous le dire sans devoir y penser longuement ;

Il ne pouvait plus du tout se soutenir sur ses pieds,

Il ne pouvait plus porter sa main à sa bouche.

Le Père Souverain en qui il tenait son cœur,

Le Seigneur, tel le voulait tout entier.

Il purifiait son saint corps par les tribulations, pour le nettoyer de toute sa rouille

Quand Il le déposerait là haut au paradis qui serait sa demeure.

 

LXXXI Et par dessus tout, ce qui est merveilleux,

C'est ce point que vous m'entendrez évoquer :

Si fort que la maladie l'accablât,

Jamais il ne voulut renoncer à son jeûne.

 

LXXXII Le saint homme sut alors qu'il n'avait plus guère à vivre

Tant la maladie fondait violemment sur lui.

Il était si plein de la grâce de Dieu

Qu'il ne désirait rien d'autre que la volonté du Seigneur.

Douze ans après son départ de son pays,

Il sut bien que ses forces l'abandonnaient.

Il demanda de faire appeler un abbé nommé Pierre

Qui lui était plus attaché par l'affection que tout autre.

 

LXXXIII Cette même année, il avait été en ce lieu par cet abbé consacré

Dans le saint ordre des moines qui a tant d'amour pour Dieu.

Saint Thibaut lui recommanda, c'est la vérité, de garder sous sa protection

Sa mère en même temps que ses fils spirituels.

 

LXXXIV Trois jours avant sa mort

La terre trembla cinq fois de façon miraculeuse,

Ceux qui étaient dans la cellule le perçurent, ce fut général

Et aussi certains dehors, nous le trouvons en lisant [le texte].

 

LXXXV Qui voudrait bien arrêter sa pensée sur les œuvres de Jésus Christ,

Jamais ne voudrait ôter son cœur de Lui.

Ce séisme fut, sans nul doute1, dû à la présence de Celui

Qui regarde la terre et qui la fait trembler.

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1 senz doter (= sans nul doute) pour conjicitur « on peut/doit conjecturer ») représente un discret mais indubitable fléchissement du texte, dû aux évidentes convictions de Guillaume.

LXXXVI Si con cil qui hi furent em portent garantie

Mout fu de l'arme dure et do cors la partie.

A celui s'aherjoit qui por nostre pechié

Ot ou costé la lance lo grant vendres fichie

LXXXVII Demandres que lonc tens en engoine suët,

Uns serjanz de laianz, cui Jhesus aspiret

Que il se saillessant toz et totes prïet,

Et il se sont issu, si con il commandet.

LXXXVIII Quant furent tuit et totes de la celle sailli,

Son Sauveor reçut, ce sachoiz vos de fi.

Meintes fois commença : « Doz Des, aies merci

De ton puple ! ». A tant a Dé l'arme rendi.

Or sunt li sien em plor, triste et esbaï,

Li ange, li archange aliegre et esjoï.

LXXXIX Li puples nos tesmoigne, qui pres do cors estoit

A l'ore que li arme di seinz Dé s'empartoit

Que tache quels que fusse lo cors n'embloïssoit,

Mas comme s'il fust vis, ses vis resplendissoit.

Nus honz signe mortel ou vis napercevoit.

Li jors einz la calande de juillet lor estoit,

Li quarte inditions, qui bien s'en aperçoit,

Et adonques Henris li fiz Henri regnoit

Qui la grant seignorie do roiaume tenoit.

LXXXVI Ceux qui assistaient saint Thibaut nous le garantissent :

La séparation du corps et de l'âme fut très difficile

Le saint s'accrochait à Celui qui, pour nos péchés,

Eut une lance enfoncée au côté le jour du grand Vendredi.

 

LXXXVII Durant le temps qu'il suait les sueurs de l'agonie,

Un serviteur de la maison que Jésus inspirait

Pria tous et toutes ceux qui étaient là de sortir

Et ils le firent comme il l'avait demandé.

 

LXXXVIII Et quand tous et toutes furent hors de la cellule,

Saint Thibaut reçut son Sauveur, accordez m'en votre confiance !

Il commença de dire à plusieurs reprises : « Mon doux Seigneur, ayez pitié

De votre peuple »; et puis il rendit son âme à Dieu.

Voilà ses proches tout en pleurs, tristes et accablés.

Et les anges, les archanges sont dans l'allégresse et la joie.1

 

LXXXIX Le peuple qui se trouvait près du corps nous témoigne

Qu'à l'heure où l'âme du saint de Dieu s'en alla,

Aucune tache de quelque sorte que ce fût ne vint blêmir le corps,

Mais son visage resplendissait comme s'il vécût encore.

Personne ne voyait sur ce visage le moindre signe de la mort.

C'était le jour avant les kalendes de juillet

A la quatrième indiction2, pour qui y regarde bien.

Régnait alors Henri, fils de l'empereur Henri

Qui tenait en sa main le grand pouvoir du royaume.

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1 Gaudentibus angelis du texte-source, probable allusion à l'hymne Assumpta est Maria in caelis, /Gaudent angeli, n'a pas été conservée par Guillaume.

2 Indiction : cycle institutionnel de 15 ans, dans le comput ecclésiastique, repère chronologique des plus usités au Moyen Age. 

XC Quant les gens de Vincence oient son finement,

Cele part sont venu, ce fu astivement,

Clerc, chivalier, borjois et fammes et enfant,

Armé et desarmé, veil et jovre aussement.

XCI N'i sont pas de Vincence tant solement venu.

Cil des veusins chataus hi vont, grant et menu.

Tuit vinent au seint cors et jene et chanu.

Por entrer en la celle ont lou mur corrumpu.

XCII Li autres qui remés a Vincence estoient,

Fammes, ville, enfants qui aler ne pooient

Cele part vers lou cors, Dé proiant, s'apruchoient.

Deus liues fors la vile a l'encontre venoient.

XCIII De l'aler vers lou cors tant forment se haterent

Que ces qui lou portoient a Cor Chimin troverent

Ou il se reposoient et il se reposerent

Et a grant reverence en aprés l'emporterent

XCIV De li porter estoit chacuns amenevis,

A grant gent, a grant joie fu li cors sevelis.

Lou tiers jor de juillet fuit il en terre mis

Ou osteir Nostre Dame si con je vos devis

A cui titre fu prestes cist cors sein Deu amis

XCV Quant il fu sevelis a l'onor de clergie,

Plut il a Jhesu Crist, a la Virge Marie

Et as seinz qui avoient esté martiriie

Leücin, Carpunforte en cui n'en dotez mie,

XCVI Iglise il repose –que fust la renomee

De lui adés seüe par tote la contree.

Par vertus, par miracles viaust que fust essaucee

Li vie sein Tibaut et sa fins anonce.

XCVII A cinc miles d'iqui droit un chatel avoit

Que li vesinetés Autevile clamoit.

Ou chatel une femme nonveianz demoroit

Par nul home mortel garison nen trovoit.

XC Quand les habitants de Vincenze apprirent sa fin

Ils accoururent en ces lieux le plus vite possible,

Clercs, chevaliers, bourgeois, femmes et enfants,

Hommes en armes, hommes désarmés, vieux et jeunes pareillement.

 

XCI N'y sont pas seulement venus ceux de Vicenze,

Mais viennent aussi les habitants des villes-fortes voisines, grands comme petits.

Tous viennent visiter le saint corps, les jeunes et les chenus

Et pour entrer dans la cellule, ils ont rompu le mur.

 

XCII Les autres qui étaient restés à Vicenze,

Les femmes, les vieilles gens et les enfants qui ne pouvaient marcher

S'approchaient en priant Dieu de cet endroit où gisait le corps.

Ils marchèrent à sa rencontre pendant deux lieues.

 

XCIII Ils mirent tant de hâte à marcher vers le corps

Qu'ils les [sc. le cortège des porteurs du corps] rejoignirent à la Court-du-Chemin

Où ils se reposaient et eux aussi s'y reposèrent ;

Ensuite avec un profond respect ils emportèrent le corps.

 

XCIV Chacun était tout empressé de porter le corps.

On le mit en terre au milieu d'une grande foule et de la liesse.

Il fut enseveli le troisième jour de juillet

Au monastère de Notre Dame comme je vous le dis

Sous le titre1 de laquelle le saint ami de Dieu avait exercé son office de prêtre.

 

XCV Quand on l'eut enseveli avec tout l'honneur dû aux clercs,

Il plut a Jésus Christ et à la Vierge Marie,

Ainsi qu'aux saint qui avaient subi le martyre,

Leucin, Carpunforte2 dans l'église desquels

 

XCVI Il repose, n'en doutez pas, que sa renommée

Se répandît à travers toute la région.

Par ses vertus, par ses miracles Il voulut que fut exaltée

La vie de saint Thibaut et annoncée, sa mort.

 

XCVII Droit à cinq mille de ce lieu, s'élevait une ville forte

Que dans le voisinage on appelait Hauteville3.

Dans ce bourg demeurait une femme qui n'y voyait plus.

Elle n'avait trouvé de guérison auprès d'aucun mortel.

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1 Pour ce sens très particulier de titre réservé à l'Eglise – ici calqué sur le mot latin de Pierre de Vangadice – voir le dictionnaire de latin médiéval de Ducange (Titulus : ecclesia cui deserviandae ordinabantur presbyterii, ita ut in ea « stabilitatis promissionem » facere tenerentur et ab ea recedere iis non liceret = sanctuaire au service duquel les prêtres étaient ordonnés de telle sorte qu'ils étaient tenus d'y prononcer leur serment d'engagement et qu'ils n'avaient pas le droit de le quitter)

2 Leontius et Carpophorus sont deux saints martyrs arabes qui exerçaient la médecine.

3 Hauteville est le calque exact en roman d'Alta Villa.

XCVIII Tant tost con de cest seint a novele seüe

D'un bastum apuiant est cle part venue.

Sus la tumbe a cest seint ou avoit sentendue

Par la grace de Deu reçuit clere veüe.

XCIX Droit en ceste cité de Vincence avoit

Ausi une autre famme qui ren nen i veoit.

Ele quist consoil Deu ou ele se fioit

Et au seinz, ce tantos veües arriers reçoit.

C Uns autre leus aprés est coneüs assez

Qui est Chastiaus Drixins por son non apelez

Une famme i avoit qui i a recovrez

Les iauz de quoi ses chiés estoit toz avuglez.

CI Aprés cestes trois fammes i est uns clos venus.

Contraiz estoit des piés et des ains devenus.

Por l'amor do seint cors hi fit Deus tels vertus

Que il s'en est alez de ses piés sains et drus.

CII Uns autres ausement a malaise estoit,

La vigor de ses membres do tot perdue avoit.

Ni de mains ni de piés adier ne se pooit.

Saineté sus la fosse recovre et reçoit.

CIII Li cités de Venice qui par tant est loëe

A mout bien la vertu de cest seinz esprovee.

Une famme i avoit qui estoit aornee

Come religiose, preuz estoit et senee.

XCVIII Dès qu'elle appris les nouvelles du saint,

S'appuyant sur un bâton, elle vint de ce côté.

Sur la tombe du saint où elle avait mis son espoir,

Par la grâce de Dieu, elle retrouve une vision claire.

 

XCIX En pleine ville de Vincenze, il y avait aussi

Une autre femme qui ne voyait plus rien.

Elle demanda conseil à Dieu en qui était sa confiance

Et à saint Thibaut1 : sur le champ, elle recouvre sa vision perdue.

 

C Un autre endroit aussi est assez connu

Dont le nom est Château-Drixin2 :

Là habitait une femme qui recouvra

Les yeux de sa tête, car elle était absolument aveugle.

 

CI Apres ces trois femmes arrive un boîteux.

Il était devenu contrefait de ses mains et ses pieds.

Par amour du saint corps, Dieu lui accorda telle force

Qu'il s'en est allé sur ses pieds en bonne santé et gaillard.

 

CII Un autre également vivait dans la douleur ;

Ses membres avaient perdu toute force :

Il ne pouvait plus se servir ni de ses mains ni de ses pieds.

Il recouvra et reçut sa santé sur la fosse du saint.

 

CIII La cité de Venise qu'on loue si fort

Eprouva particulièrement bien la vertu de ce saint :

Il s'y trouvait une femme qui portait l'habit

Comme une religieuse ; elle était vaillante et sage.

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1 On admirera la mise en valeur du héros du poème par le rejet poétique en tête du vers suivant qui répond en miroir à la mise en valeur de part et d'autre de la césure des quatrains XCIV-XCV l'Iglise où Thibaut fut déposé.

2 Trissimo.

CIV Aprés, si co soffrit li Peres soverains,

Aveint que soiches ot do tot les doës mains

Cele part est venue, mout estoit ses cuers vains,

Sanité i recovre, chascuns en soit certains !

CV Bien pert que Jhesu Crist sein Tibaut mout amet :

A l'entrer a Vicence enseignes en mostret,

Car par amor de lui ses miracles dobet,

A un vaslet et tose la veüe rendet.

Mil homes i avoit quant Des issi ovret.

CVI A l'entree do cors do qul Deus l'arme guist,

Comença ces antenne li clergie et dist

«  Devant toz ses deciples Jhesu meinz seignes fist

Li quel ne sunt pas tuit en cest livres esscrist. »

CVII Veneriains uns enfes de Vile Nuve estoit

D'un pié paralitique et d'une main gisoit.

Tirier ni l'un ni l'autre enver soi ne pooit.

Granz estoit li angoisse et li maus qu'il soffroit.

CVIII L'uitave jor de Paques fu au seinz amenez,

Ou li covenz des fiz estoit toz asenblez,

Et de main et de pié li revient sanitez,

Si que sains et alegres s'en est arriers tornez.

CIX Voirs est que en Lumbardie une dame avoit

Qui en son braiz un cercle de fer mout grant portoit

Non por nigun mesfait, mas quar ele voloit.

Or s'en vient au sepulcre ou cil cors seinz gisoit

CIV Ensuite, comme le permit le Père souverain,

Il lui arriva que ses deux mains sèchèrent totalement

Elle vint en ce lieu, son courage était vraiment abattu.

Elle retrouva sa santé, soyez-en certains !

 

CV Il est évident que Jésus Christ chérissait saint Thibaut :

Dès l'entrée à Vicenze, Il en montrait les signes,

Car par amour pour le saint, Il lui doublait ses miracles.

Il rendit leurs yeux à un garçon et à une paysanne :

Mille hommes se trouvaient là quand Dieu accomplit ce miracle.

 

CVI Quand arriva le corps dont Dieu guide l'âme,

Le clergé entonna cette antienne qui disait :

« Devant tous ses disciples, Jésus fit beaucoup de signes

Qui ne sont pas tous rapportés en ce livre. »1

 

CVII Veneriains était un enfant de Villeneuve ;

Il restait couché, paralysé d'un pied et d'une main,

Ne pouvant plus ramener à lui ni l'un ni l'autre.

Il souffrait une grande angoissse et une forte douleur.

 

CVIII A l'octave de Pâques, on le conduisit au saint

Alors qu'on avait rassemblé le couvent de ses fils [spirituels].

Il retrouva la santé de son pied et de sa main

Si bien qu'il s'en retourna sain et joyeux.

 

CIX Il est vrai qu'en Lombardie vivait une dame

Qui portait à son bras un grand cercle de fer,

Non point par suite d'une faute quelconque, mais de sa propre volonté.2

Sur ce, elle s'en vint au sépulcre où le corps saint reposait.

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 1 Jean XX, 30

2 C'est-à-dire probablement par volonté de mortification. Cf les saints qui « s'encuirassaient » ou s'entravaient de chaînes pour se macérer. La vie du plus célèbre, Hospitius, a été rajoutée à la traduction de la Vie des Pères offerte à Blanche de Navarre (voir ms. cité.)

CX Or oiez quel miracle Jhesu Cris par lié fit :

Li chandoile ardans dou chandelier cheïst.

Por drecier la chandoile lo braiz i estendist

Et li cercles vait freindre et do braiz loin sailist.

CXI Uns qui ot non Martins etqui fu de Tors nez

De lioires de fer ot les deus braiz lïez.

Les lues de plusors seinz avoit environez.

Enquoi vivoit ciz seinz dun vos parler m'oïez.

CXII Quant cil vit que trover nul consoil ne pooit

Vers nul de toz ces seinz ou il esté avoit

Au barun sein Tibaut s'en est alez tot roit

En un leu solitaire ou quel il demoroit.

CXII Confession li quist et il le confesset,

Por quoi portoit les fers es braiz tot li contet.

En plorant rejoït que son frere tüet.

Bien fu confés a droit, onques riens n'i celet.

CXIV Il avoit proposé qu'il alast outre mer

Au sepulcre ou Deus lassa sun cors poser,

Et sein Tibaut li dist que pensast de l'aler

Et son cors travalasse, s'il seoloit saver.

CXV « Va tost, dit sein Tibaut, ne faire demorance.

Jesus Crist te fara de l'um braiz desleiance.

Par adés, se tu as en lui ferme creance,

Toz jors done as siens de lor maus alijance. »

CX Ecoutez à présent quel autre miracle Jésus Christ réalisa par le saint !

La chandelle qui était sur le chandelier tourna et tomba ;

Pour redresser la chandelle la dame étendit le bras.

Le bracelet se rompit et sauta loin du bras.

 

CXI Un homme du nom de Martin était natif de Tours,

Ses deux bras étaient entravés de liens de fer.

Il avait visité les demeures de nombreux saints.

Le saint dont vous m'entendez parler était encore vivant.

 

CXII Quand ce Martin vit qu'il n'arrivait pas à trouver un conseil

Auprès d'aucun de ces saints qu'il était allé voir,

Il s'en vint tout droit au valeureux saint Thibaut,

Dans le lieu solitaire où le saint demeurait.

 

CXII Il lui demanda de le confesser et le saint reçut sa confession,

La raison pour laquelle il portait ses chaînes aux bras, il la lui confia :

En pleurant il avoua qu'il avait tué son frère.

Il fut justement confessé, il n'avait rien caché.

 

CXIV Il avait décidé d'aller outremer1

Au Sépulcre où Dieu laissa déposer son corps.

Et saint Thibaut lui dit de penser à ce voyage

Et de mettre son corps à la peine s'il voulait le salut :

 

CXV « Va vite, dit saint Thibaut, ne t'attarde pas ici !

Jésus Christ te permettra d'avoir l'un des bras délié,

Pour toujours, si tu crois fermement en Lui ;

Dieu donne toujours à ses fidèles le soulagement de leur maux. »

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1 On peut penser que les chaînes que le pénitent a fait sceller à ses bras représentent une sorte de « jugement de Dieu » : le fait qu'elles se cassent spontanément sera la preuve envoyée par Dieu que le fratricide est pardonné. Saint Thibaut est bien évidemment l'intercesseur qui permet à la pénitence (un pélerinage) de se réaliser. Mais c'est une pénitence « en deux temps », d'où le désespoir du fratricide quand il comprend que son intercesseur n'est plus.

CXVI A iceste parole s'en est Martins alez

Au precieus sepulcre, lai ou Deu fu posez

Quant fu des faus Juïs ses cors crucefïez.

Iqui li est li uns des deus braiz deslïez,

Al fist s'oroison, et puis s'en est tornez.

Il en ala tristes, or re s'en torne liez.

CXVII Mas fu mout tost changiés en tristor ses confors

Par ce qu'il oït dire que sein Tibaut fu mors.

En plorant, en criant, al qui ot le cuer gros

Est venuz a la fosse, la ou gisoit li cors.

CXVIII Bien fit iqui senblant que sein Tibaut amasse.

Por rien ne tenisse que des iauz ne plorasse.

« Tu me comandas, sire, fait-il, que je i alasse

Outre mer et que puis enver toi retornasse.

CXIX Sire, g'i ai esté et or sui revenus.

Por quoi n'estes vos, sire, amis Deu, sains et drus ?

Mout sui de vostre mort dolanz et irascuz.

Doz sire, fai en miracles et vertus !

CXX Seinz Dé, aies de moi et merci et pitié !

De cest liain de fer moi colpable deslie !

Tun pelerin conforte, amis de Dé, et guie

Qui ai par ton conseil tante terre tracie ! »

CXXI A iceste parole Dés tel miracle fit

Par l'amor do cors seint que li cercle rumpit

De fer, et au derompre mout loin do braiz saillit,

Don toz ceaus qu'i estoient, de joie raümplit.

CXXII Sachois que cil meïmes ici nos recontet

Cui de ces deus liains Jhesu Crist deslïet,

Quant de la sainte terre d'otre mer retornet.

Por amor do cors seinz Jhesus issi ovret.

CXXIII Ausi de quatre avugles trovons generalment

Que il i recovrerent de lor iauz voiement.

De la cité Novaire fu li uns voirement

Et li autres senz faille fu nez de Valevent.

CXXIV LI tiers fu senz dotance de conté de Taurin,

Li quars une pucele qui fu, ce sot l'un bin,

Venue d'un chatel qu' on apele Colmin.

Cist quatre quant il vindrent ne veint po ni bin.

 

CXVI Après ces paroles, Martin s'en est allé

Au précieux sépulcre où Dieu fut déposé,

Lorsque les faux Juifs crucifièrent son corps.

C'est là que l'un de ses bras fut délié.

Il partit triste, le voilà qui revient tout content.

 

CXVII Mais son réconfort fut bien vite tourné en chagrin,

Quand il entendit dire que saint Thibaut était mort.

En pleurant, en criant cet homme qui avait le cœur gros

Arriva devant la fosse où gisait le corps.

 

CXVIII Il y montra bien de quel amour il aimait saint Thibaut.

Rien n'aurait pu le retenir de verser des larmes :

« Tu me commandas, seigneur disait-il, que je me rendisse

Outre mer et qu'ensuite auprès de toi je revinsse.

 

CXIX Seigneur, j'y suis allé et maintenant, me voici revenu.

Mais pourquoi n'êtes vous pas, seigneur ami de Dieu, en bonne santé et gaillard ?

Je suis fort chagrin et malheureux de votre mort !

Mon doux Seigneur, accomplissez en moi miracle et vertus ! 

 

CXX Saint de Dieu, ayez de moi pitié et compassion.

De cette chaîne de fer, délivrez le coupable que je suis.

Réconfortez votre pèlerin, ami de Dieu, et guidez-le,

Lui qui a, suivant votre conseil, parcouru tant de chemin ! »

 

CXXI A ces paroles, Dieu accomplit un tel miracle

Pour l'amour du corps saint, que le cercle se brisa,

Le cercle de la chaîne de fer ! et en se rompant, il jaillit loin du bras

Et toux ceux qui étaient là en furent remplis de joie.

 

CXXII Sachez que c'est le pèlerin lui-même qui nous l'a raconté,

Lui que Jésus Christ a libéré de ces deux liens

Quant il s'en revint de Terre Sainte et d'Outremer.

C'est pour l'amour du corps saint que Jésus œuvra ainsi.

 

CXXIII Nous trouvons aussi un récit concernant quatre aveugles

Généralement [consigné] : ils recouvrèrent la vision de leurs yeux,

L'un d'eux était de la ville de Novare, c'est chose sûre,

Et le second, sans mentir, était né à Valevent.1

 

CXXIV Le troisième venait, sans aucun doute, du comté de Turin,

Le quatrième était une jeune fille, native, on le sait bien,

D'une cité forte que l'on appelle Colmin2.

Ces quatre-là quand ils arrivèrent ne voyaient presque plus et mal.

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1 Lavagno.

2 Colinia.

CXXV L'enfant de Valevent, viaust Des qu'il recovrasse

Les iauz sus les degrez einz qu'en l'iglise entrasse

Et einz que lo sepulcre do seint cors seinz tochasse

Ci ne doit nuns doter que Des nen i ovrasse.

CXXVI Li Tauriains meïmes quant les iauz ot covrés

Tot souz et tot a pié s'en est adés alez

Au sepulcre sein Marc ou il s'estoit voiez.

Issi est en s'estoire escrit com vos voiez.

CXXVII Li puples Jhesu Crist autres foiz celebroit

La sainte Ascension ou mout de gent avoit,

Qui de la sainte feste les vegiles gardoit.

Un enfes qui avugles amenés i estoit

Par la grace de Dé la veüe reçoit

Au glorious cors seint en cui tant se fioit.

CXXVIII De deus autres avugles est bien chose seüe

Que sus lo cors seinz ont recovree veüe.

Qui sein Tibaut requier n'a pas poine perdue

Bien li ert au besoin dou puissant roi rendue.

CXXIX Ausi uns ydropiques fu iqui amenez

Cui li ventres dedenz estoit tot botanflez ;

Au glorious cors seinz est gariz et senez,

Sains s'en est et alegres en son païs tornez.

CXXX Dui autre dunt li uns genous contrait avoit,

Li autres qui de rien adier ne se pooit,

De cele maladie qui tant nuit lor avoit

Garirent au seint cors et s'en alerent droit.

CXXXI Cil qui les biens de lui toz reconter vodront,

Einçois que a miracles, a paroles faudront.

Se il come saige a meins s'en passeront,

Que plus croitra lor poine, com plus i entendront.

CXXXII Por ce a nos paroles covient borne poser,

Quar n'est hons qui peüsse, tant saiges soit, nombrer

Quant avulgles, quanz foibles, quanz malades covrer

Deus i fist la veüe, la force et l'aller

Por l'amor sein Tibaut qui tant fait a doter,

A la tumbe ou il son cors laissa poser

Ou Jhesu Crist ne fine ne jor ne nuit d'ovrer.

CXXXIII A tant vuil faire fin de cest recontement.

N'est hons qui conter puisse ni nombrer solement

Quant malade, quant foible, quant avugle ausement

Et queint demoniaque et quant febricitant

On trové sus la fosse de toz maus senement.

 

CXXXIV A garant vos en trai lou fi sainte Marie

Qui dedanz lui habite, que je ai grant partie

Laissié de ses miracles que diz ne vos ai mie.

Petit rains de grant silve ai ci endroit trechie

CXXV L'enfant de Valevent, Dieu lui accorda de retrouver

Ses yeux sur l'escalier de l'église avant qu'il n'y entrât,

Avant même qu'il ne touchât le tombeau du saint corps.

Voici bien la preuve que nul n'en doit douter : c'est l'œuvre de Dieu.

 

CXXVI Celui de Turin, dès qu'il eut retrouvé ses yeux,

S'en repartit aussitôt, tout seul et à pied,

Au sépulcre de Saint Marc, car il s'y était voué.

C'est écrit dans son livre, comme vous le voyez.

 

CXXVII En ces jours-là, le peuple de Jésus Christ

Célébrait la sainte Ascension et il y avait foule

Pour respecter les vigiles de la sainte fête.

On y amène un enfant qui était aveugle ;

Il reçoit la vue par la grâce de Dieu,

Près du glorieux corps saint auquel il avait accordé toute sa confiance.

 

CXXVIII Pour deux autres aveugles, c'est chose aussi assurée,

Qu'ils retrouvèrent la vue sur le tombeau du saint.

Qui implore saint Thibaut n'a pas perdu sa peine !

Le puissant roi le lui rendra selon ses besoins.

 

CXXIX On lui amena encore un hydropique,

Dont le ventre était gonflé à l'intérieur comme celui d'un crapaud1.

Il fut guéri et en bonne santé auprès du glorieux corps saint.

Il s'en retourna sain et joyeux dans son pays.

 

CXXX Deux autres dont l'un avait le genou perclus

Et le second ne pouvait plus rien faire seul,

De leur maladie qui leur avait été si dommageable

Guérirent près du saint corps et repartirent bien droits.

 

CXXXI Ceux qui voudront rapporter tous les bienfaits de saint Thibaut

Manqueront de mots avant de manquer de miracles.

Ils agiront en sages s'ils se contentent du moins,

Car leur peine croîtra à mesure qu'ils s'en occuperont davantage.

 

CXXXII C'est pourquoi il faut bien mettre un terme à nos paroles,

Car nul homme ne pourrait, si sage fût-il, énumérer

Combien d'aveugles, d'affaiblis, de malades

Retrouvèrent grâce à Dieu, la force, la vue, la marche,

Pour l'amour de saint Thibaut qui mérite tant la révérence

Sur son tombeau où il laissa déposer son corps :

En ce lieu Jésus Christ jour et nuit ne cesse de faire œuvre.

 

CXXXIII2 A présent je veux mettre fin à mon récit,

Il n'y a pas d'homme qui puisse ni raconter, ni simplement dénombrer

Combien de malades, combien d'affaiblis, et encore combien d'aveugles,

Combien de possédés, combien de fièvreux

Ont trouvé la guérison de leur mal sur ce tombeau.

 

CXXXIV Je vous donne pour mon garant le Fils de sainte Marie3

Qui habite au cœur [de saint Thibaut] : une grande partie

De ses miracles, je l'ai laissée de côté et ne vous en ai pas parlé.

Je n'ai fait que couper un petit rameau dans une grande forêt.

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1 Le texte de Guillaume d'Oyé s'éloigne de sa source : l'hydropique en latin a le ventre enflé par un tumor (un gonflement) ; le mot pittoresque botenflé qui renvoie à l'expression toute faite enflé comme bot/boterel implique que cette maladie n'est rien d'autre que la mise au jour d'une faute, en effet le bot(erel) [crapaud] est un animal résolument maléfique et allié au diable dans les croyances du Moyen Age. Ma traduction cherche à garder l'image.

2 Le redoublement de la formulation apparente le texte à la chanson de geste et ses laisses parallèles : volonté de donner au récit l'aspect d'un texte à réciter ? ou réelle similitude ?

3 Remplacement par le Christ de Spiritus Sanctus du texte-source.

Incipit tranlatio Beati Theobaldi confessori

 

ici commence le récit de la translation du bienheureux Thibaut, confesseur

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CXXXV Sen Tibauz que molt loent en toz lues li escrist

De cui furent tuit bon et li fait et li dist,

Qui fu de noble gent, de France qui nasquist

Ausi com estoile reluisanz resplendist.

CXXVI Entre toz ceaus que Dés par la soé bonté

Montet en ses seinz ciels coste Sa Majesté,

En tot lo tens qui ha çai en arriers esté

Issi lo trovons nos en la divinité

Par la grace Celui qui maint en Trinité.

CXXXVII Li enciain poetes acostumé avoient

Que les los des mortels devant toz recontoient 

Des tiranz et des rois es teatres disoient

Les faiz et en escrit lor vitoires metoient.

A ceaus qui aprés aus par nature vindroient

Par lettre, par escrist memoire en laissoient ;

A tels choses escrivre lo entente perdoient

Quar ausi come umbres lor conte trespassoient.

CXXXVIII Nos qui coveitons estre de pardurable vie

Hoir, sus Pitagoram ou n'ot fors trupherie

Et sus Enpedeclem qui sont or a meschie

Car ou parfont d'enfer sont anbedui plungie,

CXXXIX Devons de les sereynes do tot lo cham laissier

Et cels do rossinol qui einz fait foloier,

Et en totes meneres nos devons enforcier

Que nos puissien au reigne Jhesu Crist apruchier.

CXL N'i viaut pas apruchier nuns hons qui se forsvoie;

Qui ne vait droit chemin, fors est de la corroie :

Quar ansi com Dés dit, estroite est la voie

Que cil vont qui desirrent de paradis la joie.

 

CXXXV Saint Thibaut que tant de livres en tous lieux couvrent de louanges,

Ce saint dont les paroles et les actes ne furent que bien,

Qui naquit en France d'une noble famille

Resplendit comme une étoile brillante,

 

CXXVI Parmi tous ceux que Dieu en Sa bonté

Mit aux saints cieux près de Sa Majesté,

Durant tous les siècles qui se sont écoulés.

C'est là que nous le trouvons dans les livres de savoir divin

Par la grâce de Celui qui demeure trine.

 

CXXXVII Les poètes anciens avaient l'habitude

De réciter devant tous la louange des mortels ;

Tyrans, rois, ils en racontaient au théâtre

Les faits et ils consignaient leurs victoires dans les livres.

A ceux qui leur succèderaient selon la nature

Ils en laissaient le souvenir en l'écrivant dans des ouvrages.

C'est ainsi qu'ils perdaient leur attention à écrire de telles choses,

Puisque leur conte s'évanouissait comme passent les ombres.

 

CXXXVIII Pour nous, ce que nous désirons, c'est la vie sans fin,

Malgré Pythagore qui ne proféra que stupidité

Ou Empedocle, qui connaissent maintenant l'infortune [éternelle]

Car ils sont tous les deux plongés dans l'abîme infernal.

 

CXXXIX Il nous faut totalement oublier le chant des Sirènes

Et celui du rossignol qui fait commettre bien des folies1 ;

Il nous faut par toutes les façons nous efforcer

De pouvoir nous rendre proches du Royaume du Christ.

 

CXL Tout homme qui se trompe n'a pas le désir de s'en rendre proche :

Qui ne marche pas sur le chemin de rectitude2 se trouve hors du sentier3,

Car, Dieu l'a affirmé, la voie est étroite

Où marchent ceux qui désirent la joie du paradis ;

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1 On peut penser que, par le chant des sirènes, l'auteur fait allusion à la poésie lyrique latine (notamment des Goliards) qui reprenaient volontiers la thématique et la mythologie antiques ; avec le chant du rossignol, en revanche, est assurément visée la poésie profane des trouvères où le rossignol, oiseau lyrique par excellence, est emblématique de la Fine Amour. cf le bénédictin Gautier de Coinci et ses Miracles Notre Dame : « Amour qui sait bien enchanter / A plusieurs fait tel chant chanter/ dont les âmes déchantent... » Ici encore on sent la volonté un peu revancharde du poète pieux envers ses confrères profanes (et le succès qui était le leur !). La technique poétique n'en est pas moins la même pour les deux registres. Lorsque Guillaume d'Oyé allonge sa strophe (jusqu'à vingt vers, soit cinq quatrains consécutifs !), la longue suite des rimes plates donne incontestablement un aspect de laisse à son texte qui devient ainsi une sorte de chanson de geste autour du baron saint Thibaut (comme la geste nous présente, le ber saint Gilles, confesseur de l'empereur Charlemagne).

2 J'ai choisi cette traduction (chemin de rectitude cf latin per rectas vias Livre de la sagesse X) parce que l'expression du texte de Guillaume d'Oyé fait penser à celle qu'utilise l'Epitre farcie... L'aurait-il connue ?

3 corroie = mesure de terre.

CXLI De tant com par merite est plus clere li vie

De cest seint, tant doit ele miaus estre essaucie

Do puble Jhesu Crist, lo fil sainte Marie

Qui ceaus qui bien recontent toz jors governe et guie.

CXLII De la maison son pere coment se departi

Ciz glorious cors seinz, nos avons de sus dit.

Quant bien, quant purement trestot son tens visquit

En .i. leu cui li gens Salanique nom mist

Et coment de cest monde en paradis montit

Li arme, quant do cors en la fin se partit

De mostier Nostre Dame Pierres abbes escrist

CXLIII Li lues ou li mostiers Nostre Dame est fundez

Doquel ciz prodons Pierres est abbes apelez

Est tot certainement Vanguadice clamez

Issi lo dit l'estoire, ce est la veritez.

CXLIV En çal lue se reposent tuit, en seïs certain,

Li tres precios cors do baron Premiain

Et çaus tot ausement de sen Feliciain

Desquels cors a les armes Abraham en son sein.

CXLV Mout esperitelment sen Tibaut enseignet

Ciz sires Pierres abbés qui mout en Dé l'amet,

Mout mist bien la semmance que il en lui semmet.

Oiez coment : que fruit en cent dobles rendet.

CXLVI De preciouse vie iciz abes estoit.

Toz jors et totes hores sen Tibaut visitoit

Si des biens temporés sovent lo secorroit

Es biens espiritables mout miaus lo sostenoit.

CXLVII Bien put aviau David chanter, li ques chanta

Lo saume do sautier ouquel .i. tel voirs i a

« Jhesu Crist me governe et renz ne me faudra,

Ou lue de cel pasquer ou il m'aloiera. »

CXLI D'autant plus la vie de ce saint brille par ses mérites

D'autant plus elle doit être glorifiée

Par le peuple de Jésus Christ, le fils de sainte Marie

Qui sans cesse gouverne et dirige ceux qui racontent le bien

 

CXLII Nous vous avons raconté plus haut comment

Ce glorieux saint corps quitta la maison de son père ;

Comment il passa sa vie tant en bonnes qu'en pures actions,

Dans un lieu auquel on avait donné le nom de Salanique,

Comment quittant ce monde son âme monta au Paradis,

Quand, pour finir, elle se sépara du corps,

Tout cela, c'est l'abbé Pierre du monastère Notre Dame qui l'a écrit.

 

CXLIII Et le lieu où a été fondé le monastère Notre Dame,

Dont ce vénérable Pierre fut nommé abbé

Porte assurément le nom de Vangadice.

C'est ce que dit l'histoire et c'est la vérité.

 

CXLIV En ce même lieu reposent, soyez en tous certains

Le corps très précieux de saint Premien

Et également celui de saint Felicien1,

Et les âmes qui furent en ces corps, Abraham les tient en son sein.

 

CXLV Ce seigneur abbé Pierre enseigna

Saint Thibaut selon l'Esprit car il l'aimait chèrement en Dieu.

Il sema efficacement ce qu'en Thibaut il sema.

Ecoutez comment ! Il en récolta du fruit au cent double.

 

CXLVI Ce abbé menait une vie de haute valeur

Il venait voir saint Thibaut tous les jours à toutes heures

Et s'il lui offrait souvent le secours des biens temporels,

Il le soutenait beaucoup mieux de ses biens spirituels.

 

CXLVII Il pouvait bien chanter avec David qui a chanté

Ce psaume du psautier où l'on trouve cette vérité :

«  Jésus Christ me gouverne, je ne manquerai de rien

En ce pâturage où il me conduira. »2

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1 Saints Primus et Felicien sont deux frères martyrs, décapités en 286

2 Le Seigneur est mon berger/ Rien ne saurait me manquer » Ps. 23.

CXLVIII Li puble de Vincence par adés s'atirerent

A grant bruit et grant noise cele part s'aprucherent,

Sens raison, par force, lo seint cors en porterent

Par deffens, par chalunge onques ren n'en laisserent.

CXLIX Quel dolor ot li mere par adés vos dississe,

Li abes et li frere, si plus aut n'entendisse.

Lo tort que l'on lor fit par adés escrississe

Mot et mot, point et point que jai n'en mentisse.

CL Li abes que nommé vos ai ci en present

Et Odes li custoide et li mere ausement

Mon seignor sen Tibaut et tuit cil do covent

Blecie par tel ja ivre et trenchie asprement

Osseierent par force Dé puissant coment

Do glorios cors seint eüssant covrement.

CLI Quant virent que ami de ren ne lor aderent

Et que tuit li meillor aïe lor veherent

Nostre Seignor de cuer docement deprierent

Que il les conseillast et a lui s'apuierent.

D'ahorer, de prier, de veillier ne cesserent;

Au povres largement, au moigne espenderent.

La puissance de Dé de fin cuer regracerent,

Que lor donast pooir, a ice s'acorderent,

CLII De recovrer lo cors que chascuns desirroit

Al moins une partie, si Ses plaisirs estoit.

Li promise de Dé les cuers lor enforçoit

Qui dit : « Qui quiert mon pere en mon non il reçoit »

Por ce viaust Nostre Sire qui toz les biens porvoit

Que Odes qui gardierres de Sein Tibaut estoit

Fust enclos a celee quant nus n'o percevoit.

Lun lo mur de l'iglise ou li cors seinz gisoit.

Entre lui et lo cors aut mur et large avoit.

Ice fu sa pensee, a iço entendoit :

Coiement a celee que tant fessoreroit

De soz lo pié dou mur que dedanz entreroit,

Et que de sein Tibaut grant partie en trairoit,

Se Jhesus cele grace, c'al pooit, li donoit.

Prouz estoit; do bien faire gran volenté avoit

Si Dés li rois de gloire conduire lo voloit.

De proier Jhesu Crist jor et nuit ne cessoit,

Aumones qui mout aident ves Dé as genz donoit,

A grant devotion qui mout vaut jeünoit.

En cetes .iiii. vertus tot son cors tormentoit.

CXLVIII Les gens de Vicenze se préparèrent aussitôt,

Ils arrivèrent à grand bruit et tumulte :

Sans raison, ils enlevèrent de force le corps saint ,

Ni défenses, ni remontrances ne les firent laisser quoi que ce soit.

CXLIX Quelle douleur en éprouvèrent sa mère, l'abbé et les frères,

Je vous le dirais si je ne visais de plus hauts sujets.

Je pourrais écrire le tort qu'on leur fit

Mot par mot, point par point et je ne mentirais pas.

CL L'abbé que je vous ai nommé dans ce présent récit,

Odon le custode et également la mère

De monseigneur saint Thibaut, ainsi que tout le couvent,

Blessés par une telle injustice et cruellement frappés,

Tentèrent, avec la force de Dieu tout puissant,

De recouvrer le glorieux corps saint.

CLI Quand ils virent que leurs amis ne leur apportaient aucune aide

Et que tous leur refusaient un meilleur secours.

Ils implorèrent doucement en leur cœur Notre Seigneur

De les conseiller et ils s'appuyèrent sur Lui.

Ils ne cessèrent d'adorer, de prier, de veiller,

Ils prodiguèrent aux pauvres et aux moines de larges aumônes,

Ils invoquèrent la puissance de Dieu, le cœur pur,

Qu'Il leur donne le pouvoir, – ils s'étaient mis d'accord là-dessus –,

CLII De récupérer le corps que chacun désirait,

Au moins en partie, si tel était Son [bon] plaisir.

Ils puisaient leurs force dans la promesse de Dieu

Qui dit : « Celui qui demande à mon Père en mon nom, il reçoit »1.

C'est pourquoi Notre Seigneur qui distribue tous biens

Voulut que Odon qui était le gardien du corps de saint Thibaut

Se fît enfermer secrètement, sans que nul ne le sût,

Le long du mur de l'église où reposait [désormais] le saint corps.

Entre lui et le corps s'élevait une muraille haute et large.

Il y attacha sa pensée, tel était son plan :

Secrètement, silencieusement, il fouirait si longtemps

Sous le pied du mur qu'il finirait par entrer

Et qu'il déroberait une bonne partie du saint corps de Thibaut,

Si Jésus lui donnait cette grâce de réussir.

Odon était courageux ; il voulait très fort faire le bien

Si le Roi de gloire acceptait de le conduire.

Jour et nuit il ne cessait de prier Jésus Christ.

Il distribuait des aumônes aux pauvres, ce qui est secours devant Dieu.

Il jeûnait très dévotieusement, ce qui est aussi de valeur.

Il mettait ainsi son corps à la peine avec ces trois vertus.

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1 Jean XIV, 13. 

CLIII Si religious frere qui aviau li estoient

De tote la cité es iglises aloient,

Nus piés, a plors, a larmes Jhesu Crist deprioient

Que il lor otroiasse ce qu'il desirroient.

CLIVLi Peres glorious tot adés les oït,

Quar Odes, li garderres, .ii. fois en dormanz vit

Une persone d'ome tot blan qui l'esjoïst

En abit de prevoire qui tel chose li dit :

CLV « Odes, resveile toi ! Or sus ! N'endormir mie !

Pense de fessorer ! Par tens aura aïe

Mout a bien Nostre Sire ta priere oïe

Il viaut que de tot soit ta priere complie. »

CLVI Trois foiz li dist tel chose, dont fu mout esbaïs,

Mas qui a lui parloit ne savoit, ce sachis.

Par ce li dist li voiz : « Ode, sois toz fis

Que je sui anges Dé qui m'a ci tramis

Por garder cest seint cors qui tant est ses amis. »

Escrist est en s'ystoire issi, ce je devis.

CLVII Por ce puet l'un savoir que Jhesu Crist l'amoit,

Quant son seintime ange de cel tramis avoit

Par lo seint cors garder qui seveilis estoit,

Mas Odes en dotance enquor adés pensoit.

CLVIII Quant li Sires de gloire qui onques ne mantit,

En issi grant pensee encores Odon vit,

De rechié son seint ange glorious li tramit,

Qui ce que dit l'avoit enquor adés li dit.

CLIX Par cestes visions a por po defailloit.

Pensee an meinte guise li cuer li contrevoit,

Esperance, corajes, ce li amonestoit,

Mas li noise du puple et peors l'i torboit.

CLX Proiant, chantant les saumes do sautier s'endormit.

De rechié la senblance do tres seint home vit,

Qui li dist itel chose, come ci a escrit,

Par la volenté Dé qui iqui li tramist :

CLXI « Garderres de seint cors, en pensee es grant.

Bien sés que tu dois faire. Que vas tu atendant ?

Si de fessorer penses, tu auras maintenant

Le tresor que o cuer vas issi desirrant.

Ore es tu bien certains. Por quoi demores tant ? »

CLXII Puis lo prist por la main et dist : « Sés que faras ?

Ci endroit, non aillors, Ode, fosseras

Tanque au bas desoz do pié do mur vindras.

Au droit de mon sepulcre iqui me troveras. »

CLXIII Iço fu seinz Tibaut qui par la main lo prist,

Qui parla si a lui et qui iço li dist.

Odes corporelment remuer lo sentit

Et s'esveilla a tant et sein Tibaut vit

Droitement la senblance qui issi resplendit

Que il n'est honz mortels qui soffrir la poït.

Odes contre sa sa face, quant il lo vit, chaïst

Et comme dimi mort longuement demorist.

CLXIV Ne fu pas granz mervoille si Odes mout dotet,

Quant cil qui estoit mors issi a lui parlet.

A tant prist lo fessor Odes et fessoret

Et de tote sa force aval bas descendet.

A parsuïr cele ovre, quant fu las, comandet

A .ii. de ses serjanz que o soi amenet.

Li .i. ot non Johan, l'autre Martin clamet.

Icist dui fessorerent, Odes se reposet.

CLXV Cist dui solun lo mur longuement entanderent

Au bas do pié desoz do mur, droit avalerent,

L'espace de .xx. piés aval en bas chevere,t,

Puis ne sorent que faire ; a Odon s'en alerent.

CLXVI Odes, sens plus atendre, ves terre s'enclinet,

Et de cuer et de boiche docement depriet.

Jhesu Cris sen Tibaut de rechié l'enviet

Quant en don lit dormoit qui adés l'amonestet.

Par s'amonition Odes tant laboret

Que lo travers do mur por desoz trespasset.

CLXVII Li fundemenz do mur espés forment estoit,

.Xii. piés mesurés tot droitement avoit.

Tant firent a l'aïe de Dé qui les guioit,

Qu'a une pile vindrent ou, apuee, tochoit

Li colome de pierre a quoi cil s'apuioit

Pres dou cuer qui lo puple et la gent confessoit.

CLXVIII Au soutain pavement venir mout redoterent

Ou li clerc demoroint qui dedanz lou cuer erent

Por cremance de ce, lou fessorer laisserent

Et a Odon lor meitre lo dotance noncerent.

CLXVIX De rechiez dit li voiz : « Ode, sés que faras ?

A senestre partie droitement chiveras,

Et aprés a la destre, issi me troveras.

Si tu chives issi, saiches ran i faudras. »

CLXX Odes dormoit quan ce sen Tibaut li noncet.

Quant dit li ot tel chose, maintenant sus levet,

Une verge de fer portant lai s'apruchet,

A l'endroit do sepulcre en terre la fichet.

Droitement sus la tumbe li verge descendet.

Au sarcuel qui desus le cors estoit hurtet.

CLXXI N'estoit mie certeins, encor aloit dotant,

Que ce ne fust la pierre que il aloit querant.

Por ce laissa Johan et Martin fessorant

Qui de ce traire a chié talent avient grant.

CLXXII Issi dui longuement a force fessorerent,

Tant firent que la fosse desirrée troverent ;

Do cors seinz Tibaut et la piere perecerent

A tost broiches de fer lou sarqueu trespercerent.

CLXXIII Il estin raümpli, ce savons nos por voir

De la grace de Dé qui lor dona pooir.

Tel pertuis senz plus firent, dont firent grant savoir

Que lo cors do seint home peüssant recevoir.

CLXXIV Cils Johanz et Martins estoient mout puissant

Et cil lor dona force qu'il aloient querant.

En .iii. jors et troies semaines firent tant

Que cent home en .i. an a poines feïssant.

CLXXV A ço que laborer adés pas ne pooient

Quant nigun en l'iglise n'avoit, lors fessoroient

Et quant gent i avoit, adon se reposoient.

Qu'il ne fussant seü totes hores dotoient.

CLXXVI Jhesu tot lor afaire a point lor ordenoit.

Cil qui par lo cors traire soz terre fessoroit

Une corde liee a sa corroie avoit,

Que tenoit en sa main; çal qui desus tiroit

La terre laquel cils qui fessoroit bailloit.

Quant cil qui de la corde desus lo chié tenoit

Par dedanz en l'iglise aucun entrer veoit,

Tantost tiroit la corde et cil d'ovrer cessoit

Et quant il s'en aloit et cil recomençoit.

Sen Tibauz qui en ciel ja receüs estoit

D'ovrer ou de repos enseignes lor donoit.

Quant tens estoit et hore, ovrer lor commandoit,

Et quant il n'estoit hore reposer les façoit.

CLXXVII Non par angelial solement vision,

Non par esperitel seul anmonition

Viaust montrer Nostre Sires cest fait au dit Odon.

Einz lo mostret ausi tot a l'abé Pieron.

CLXXVIII Iciz abes diz Pierres, prodons qui meinz biens fit,

Une nuit en l'iglise sen Sauveor dormit.

Par cest fait curious se resveilla et vit

Une blanche persone qu'il ne conut qui dist ;

CLXXIX « Pierres, dit li persone que ci vos ai nommee

En quel espens es tu ? Di moi ou tes cuers bee.

Li chose par quoi tu es en si grant pansee,

Si est qui laborroit, sera par tens trovee.

Amoneste Odon, ce soit senz demoree,

Que pensoit de parfaire la chose commancee. »

CLIII Ses frères religieux qui étaient avec lui

Se rendaient à toutes les églises de la cité,

Les pieds nus, en larmes et en pleurs, il suppliaient Jésus Christ

De leur accorder ce qu'ils désiraient.

 

CLIV Le Père de gloire les entendit parfaitement

Car Odon, le gardien, par deux fois, vit dans son sommeil

Une figure d'homme d'une totale blancheur

Et en habit sacerdotal qui lui déclara :

 

CLV « Odon, réveille toi ! Va, debout ! Ne t'endors pas !

Pense à creuser ! Tu auras de l'aide, le moment venu !

Notre Seigneur a bien entendu ta prière.

Il désire qu'elle soit en tout point accomplie. »

 

CLVI Trois fois il lui répéta ce message, le laissant fort étonné,

Mais il ne savait pas qui lui parlait ainsi, soyez-en sûrs !

La voix lui disait : « Odon,  aie confiance,

Je suis un ange de Dieu qui m'a envoyé ici

Pour garder le saint corps de celui qu'Il aime tant. »

Tout cela est écrit dans l'histoire, tel que je vous le raconte.

 

CLVII On peut savoir par ce fait même que Jésus Christ aimait saint Thibaut

Puisqu'Il avait envoyé Son très saint ange

Pour veiller sur le corps qui était là enseveli.

Mais Odon restait inquiet en ses pensées.

 

CLVIII Quand le Seigneur de gloire qui jamais ne mentit

Vit qu'Odon roulait tant de pensées inquiètes en lui-même,

Il lui envoya derechef Son saint ange glorieux

Qui répéta encore ce qu'il avait déjà dit.

 

CLIX De telles visions le faisaient presque défaillir d'effroi.

Son cœur remuait des pensées de toutes sortes,

Le message lui inspirait espoir et courage,

Mais la brutalité du peuple et la peur le jetaient dans le trouble.

 

CLX Tandis qu'il priait et chantait les psaumes de son psautier, il s'endormit.

Une fois encore il revit cette semblance d'homme très saint

Qui lui déclara, comme le dit mon écrit,

Ce que, par la volonté de Dieu, il lui faisait savoir.

 

CLXI «  Gardien du saint corps, te voilà en profond désarroi.

Tu sais très bien ce qu'il te faut faire. Qu'est-ce que tu attends ?

Si tu t'occupes de creuser, tu auras sur le champ

Le trésor que ton cœur est si désireux de posséder.

Puisque tu en es si assuré, pourquoi demeurer tant ?'

 

CLXII Puis il le prit par la main en ajoutant : « Sais tu ce que tu vas faire ?

C'est à cet endroit précis et non ailleurs, Odon, que tu creuseras,

Si bien que tu parviendras par en dessous en bas au pied du mur

Et tu me trouveras, à droite de mon sépulcre. »

 

CLXIII C'était saint Thibaut qui le prit par la main

Qui lui parla et lui dit ces paroles.

Odon le sentit physiquement remuer

Alors il s'éveilla et il vit l'apparence exacte

De saint Thibaut qui resplendissait près de lui.

Mais il n'y a pas d'homme mortel qui aurait pu soutenir cet éclat.

Quand Odon le vit face à face, il tomba

Et demeura longuement [prostré] comme demi mort.

 

CLXIV Rien de vraiment merveilleux si Odon avait grand peur

Alors que celui qui était mort lui parlait ainsi !

Alors Odon prit le hoyau et creusa

Et de toutes ses forces il s'enfonça [dans le sol]

Il poursuivit le travail jusqu'à ce qu'il fût las,

Puis il ordonna à deux de ses serviteurs qu'il avait amenés avec lui

(L'un se nommait Jean et l'autre, Martin) de creuser avec lui.

Ils creusèrent et Odon prit du repos,

 

CLXV Alors les deux autres s'occupèrent longuement de travailler le long du mur,

Ils descendirent jusqu'à la base de la muraille, puis par en dessous

Ils creusèrent sur une profondeur de vingt pieds.

Ensuite, comme ils ne savaient que faire de plus, ils retournèrent près d'Odon.

 

CLXVI Odon, sans plus attendre, s'incline vers le sol,

Il prie de bouche et de cœur,

Jésus Christ de nouveau lui envoie saint Thibaut

Qui était venu le sermonner quand il dormait en son lit.

Par ses remontrances il pousse tant Odon

Que ce dernier passe le mur en se glissant dessous.

 

CLXVII Le mur avait des fondements extrêmement épais :

Il mesurait bien ses douze pieds.

Mais ils firent tant avec l'aide de Dieu qui les guidait

Qu'ils arrivèrent à un pilier qui, y étant appuyé, touchait

à une colonne de pierre, située près du chœur, contre laquelle s'adossait

Celui qui confessait le peuple [de la ville] et les gens.

 

CLXVIII Ils avaient très peur d'arriver au retrait pavé

où se tenait le clergé qui se trouvait dans le chœur [de l'édifice].

Dans cette crainte, les deux ouvriers en restèrent là

Et allèrent annoncer leur inquiétude à Odon.

 

CLXVIX A nouveau la voix s'adressa à lui : « Odon, sais-tu ce que tu vas faire ?

Tu creuseras tout droit du côté gauche

Puis tu passeras à droite. C'est là que tu me trouveras

Si tu creuses comme je te dis, tu n'y manqueras pas. »

 

CLXX Odon dormait quand saint Thibaut lui annonça cela.

Quand il le lui eut fait savoir, aussitôt Odon se leva.

Il s'approche, portant une tige de fer,

Et il la fiche en terre là où s'élève le tombeau

La tige descend tout droit à l'endroit de la tombe

Et va heurter le cercueil qui enfermait le corps.

 

CLXXI Pourtant il n'était pas encore rassuré, il avait encore des craintes

Que ce ne fût pas la pierre qu'il était en train de chercher.

Il laissa donc Jean et Martin poursuivre leur travail,

Car leur désir d'achever leur tâche était très fort.

 

CLXXII Et ces deux-là creusèrent très fort et très longtemps

Tant qu'ils découvrirent la tombe désirée

Du corps de saint Thibaut et ils en percèrent la pierre,

De leurs broches de fer, ils transpercèrent le sarcophage.

 

CLXXIII C'est qu'ils étaient pleins, nous le savons en toute vérité,

De la grâce de Dieu qui leur donnait de la puissance.

Il pratiquèrent une ouverture en hommes de savoir,

Susceptible de leur faire obtenir le corps du saint homme.

 

CLXXIV Oui, Jean et Martin étaient des hommes forts

Et Celui là leur donna la puissance qu'ils demandaient :

En trois semaines et quatre jour ils abattirent une tâche

Que cent hommes en un an auraient eu peine à réaliser !

 

CLXXV Comme ils ne pouvaient pas travailler sans cesse,

Quand il n'y avait personne dans l'église, ils creusaient

Et quand il y avait des gens, ils se reposaient.

Ils vivaient dans la crainte continuelle d'être découverts.

 

CLXXVI Mais Jésus point à point organisait toute leur affaire :

Celui qui pour obtenir le corps creusait sous la terre

Avait une corde attachée à sa ceinture

Et cette corde, se trouvait serrée dans la main

De celui qui remontait à la surface la terre que celui qui creusait lui faisait parvenir.

Quand celui qui tenait le bout de la corde

Voyait quelqu'un entrer dedans l'église,

Aussitôt il donnait un coup à la corde et à l'autre bout, on cessait de travailler.

Et quand l'intrus s'en était allé, le travail recommençait.

Saint Thibaut qui déjà avait été accueilli au ciel

Leur envoyait des signes pour qu'il travaillent ou se reposent.

Quand c'était le moment et l'heure, il les mettait au travail,

Quand ce n'était plus l'heure, il les faisait s'arrêter.

 

CLXXVII Ce n'est pas seulement par les visions angéliques

Ni par les seules admonestations spirituelles

Que Notre Seigneur voulut montrer ces faits au dit Odon.

Il les montra également tous à l'abbé Pierre.

 

CLXXVIII L'abbé nommé Pierre, homme vénérable qui fit beaucoup de bien,

Dormait une nuit dans l'église Saint-Sauveur.

Ce qui le réveilla, rempli d'anxiété, ce fut

Qu'il voyait un être tout blanc, inconnu de lui, qui lui dit :

 

CLXXIX « Pierre, dit cet être dont je vous parle,

Quelles sont tes pensées ? Dis-moi à quoi ton cœur aspire.

La raison pour laquelle tu es si préoccupé,

A savoir qui travaillerait, ce sera bientôt résolu

Admoneste Odon, et cela, sans tarder,

Qu'il s'attache à parfaire ce qu'il a commencé. »

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CLXXX Pierres de ceste chose remembranz s'esveillet.

.I. des serjanz sa mere que l'un Andrer clamet,

Si ce plut Jhesu Crist, a soi venant trovet.

Par celui tot l'afaire a Vincence mandet

A Odon, tot issi con Des li revelet

Endres fit son message mout bien et tost alet.

CLXXXI Grant joi ot, grant ardece Odes quant ce oït

Qui raomplis estoit toz de seint esperit ;

Lo glorious cor seint de venue envaït.

Grant talent en avoit et bien senblant en fit.

CLXXXII Que fu faiz li offices des messes atendet ;

Encens et merveillables odors i amportet.

Do cors seinz li sepulcres ces odors sormontet.

Odes sen pluz atendre cele part s'apruchet.

Nus jenoz, jointes paumes, en plors Jhesu priet,

Et ce que vos m'orrois ci dire comencet :

CLXXXIII « S'i te plait qu'a toi sierve, pere, et en baillie

Ton glorious cors aie, vois moi aparoillie,

Si com comandes, mas je ne me fie mie

En moi, ainz vuil que soit ta volentés complie. »

CLXXXIV A iceste parole cil Odes se taiset.

Lo cors fors do sepulcre senz plus dire tiret,

La charz qui remenoit de ses mains aranget

Et la char et les os trestot envelopet.

Ot une blanche nape que il i aportet

Et merveilleusement celui tresor gardet.

Son feial larrecin Odes mout esgardet ;

Mout ot lou cuer en joie et Jhesu Crist loet

Ne fu pas li premiers qui tel tresor emblet.

Saichoiz que sein Tibaut i fu qui li aidet.

CLXXXV Lo cors de sein Johan si deciples tolerent,

Cil de Tors sein Martin as Petevins emblerent,

Et les genz de Venice en ceste guise ovrerent

Quant lo cors de sein Marc a Venice aporterent..

CLXXXVI Mout i a des essemples ités com vos ai dit

Qui bien sunt en memoire et qui sovent sunt lit.

Par ce ne covient mie que il soient escrist,

Orandroit de par moi par ce en prenz respit.

CLXXXVII Iciz deciples Odes qui tant bien s'est provez

De Deu feiaus ministres, issi com vos oiez

Et Son coman a fait, ce est la veritez,

Par tantes visions de Deu amonestez,

De nul home mortel ne doit estre blamez,

Mas par droit de la boiche de toz estre loez.

CLXXXVIII Traiz fu li cors es Ydes de juilet, ce sest l'on,

Mil anz septante et.iiii. en l'Incarnation

Et fu la dozeine tot droit indition

Tot ce viaut Jhesu Crist et li fu bel et bon.

CLXXXIX Çal jour plut Jhesu Crist qui tot set et tot voit,

Par l'amor do cors seinz qui tant servi l'avoit,

Que il tramist sus terre pluie qui lor failloit

Rostie estoit et arse, desirranz en estoit.

.V. mois avoit passé que pleü n'en avoit.

Issi les porvit Des qui toz les siens porvoit.

CLXXX Pierre s'éveille avec le souvenir de ce rêve.

Il voit venir a lui, comme il plut à Jésus Christ,

Un serviteur de sa mère [sc celle de Thibaut] qui s'appelait André.

Et il l'envoie à Vicenze faire connaître toute l'affaire

A Odon, comme Dieu la lui a révélée.

André, vite parti, fit et fit bien parvenir le message.

 

CLXXXI Odon, à entendre cela, éprouva grandes joie et hardiesse,

Lui qui était rempli de l'Esprit Saint,

Il va tout de suite près du saint corps ;

Il en avait grand désir et il le montra bien.

 

CLXXXII Il attend que soit achevé l'office de la messe.

Il apporte de l'encens à l'odeur merveilleuse,

Mais le tombeau du corps saint répandait une senteur plus suave encore.

Odon, sans plus attendre s'approche du sépulcre,

Sur ses genoux nus, les mains jointes, tout en larmes, il prie Jésus

Et se met à dire ce que vous m'entendrez rapporter :

 

CLXXXIII « S'il t'agrée, ô Père, que je te serve et que je possède

En mon pouvoir ton corps glorieux, vois, je suis prêt,

Ainsi que tu me l'as ordonné, je ne place pas en moi-même ma confiance,

Mais je désire que ta volonté soit accomplie. »

 

CLXXXIV Ces paroles prononcées, Odon se tait :

Sans plus tarder, il tire le corps du sépulcre,

De ses mains, il ôte ce qui restait de chair

Et il enveloppe la chair et les os

Dans un tissu blanc qu'il avait apporté.

Il garde à merveille ce trésor,

Oui, Odon garde jalousement son vol de fidélité.

Son cœur déborde de joie et il loue Jésus Christ.

Il ne fut pas le premier à voler tel trésor,

Sachez-le, saint Thibaut était là qui lui apportait son aide.

 

CLXXXV Le corps de saint Jean fut volé par ses disciples,

Les Poitevins dérobèrent celui de Tours, le corps de saint Martin,

Et les Vénitiens firent la même chose

Quand ils amenèrent à Venise le corps de saint Marc.

 

CLXXXVI Il y a bien des exemples semblables à ceux que je viens d'évoquer

Que nous gardons dans nos mémoires et qui souvent sont lus.

Il n'est donc pas nécessaire que je les écrive ;

En ce qui me concerne, je m'en dispense donc.

 

CLXXXVII Le disciple Odon qui a donné ses preuves,

Fidèle ministre de Dieu, comme vous l'avez entendu,

A agi suivant Son commandement, c'est la vérité,

Puisqu'il a reçu tant de semonces en ses visions de Dieu.

Nul homme mortel ne doit le blâmer

Au contraire, il doit être loué de toutes les bouches.

 

CLXXXVIII Ce fut aux Ides de Juillet, on le sait, que le corps fut enlevé

En l'an mil septante quatre de l'Incarnation

Et c'était alors tout juste la douzième indiction.

Et tout cela, Jésus Christ le voulut et ce Lui fut bel et bon.

 

CLXXXIX Ce jour plut à Jésus Christ qui sait tout et voit tout,

Par amour pour le saint corps qui L'avait tant servi,

Puisqu'Il envoya sur terre la pluie dont on était alors en manque

Le sol était brûlé, desséché et on la désirait fort :

il y avait cinq mois passés qu'il n'avait plu1.

Ainsi Dieu la leur procura, Lui qui donne aux Siens ce qu'il leur faut.

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1 On trouve un miracle identique quand saint Hylarion va visiter le monastère de saint Antoine qui vient de mourir : il obtient la fin d'une épouvantable sécheresse « comme si les éléments eux-mêmes pleuraient la mort du saint ». Les difficultés et cataclysmes naturels étaient toujours considérés comme « signes » à interpréter.

CXC Iciz abes diz Pierres, par lo Dé guinement,

Et de celui meïmes por l'amonestement,

Est venus por la cause de bon visitement

Au leu ouquel faisoit le suin demorement

Li mere sein Tibaut et de li congié prent

Et s'en vait a Vincence senz nul arestement.

Odes li fit grant joie et reçut leement

Qui lo seint cors avoit trové novelement,

Comant avoit ovré li dit entirement,

Dont mil gres et mil graces li abes a Dé rent,

CXCI Et de cors et de cuer par raison s'alegrerent,

Nus ne porroit dire la joie qu'il menerent,

Endui de fine joie mout tanrement plorerent,

En enbraçanz l'un l'autre asez en piez esterent

CXCII Son pere et son meitre desirantment faisoit

Parier de son secré Odes qui tant l'amoit.

Il estoit toz certains que bien li adiroit

A conduire lo cors ou tel mal trait avoit

Et que a Jhesu Crist mil graces en randroit

Et que a nigun home mortelll n'en parleroit.

CXCIII Aviau Odon .i. jor li abes demoret

L'endemain a s'iglise leement retornet,

Mas einz qu'il s'en alasse de retorner parlet

A Odon qui lo jor do torner assignet.

CXCIV Mas a aucun des freres Pierres son secré dist,

Coment ovré avoient, trestot lor rejuït;

Par lo conseil de Dé tot lo fait descruvit.

Que il n'en parlesant avant jurer lor fit.

CXCV Cist dui a oroison celui tens persevrerent,

Et tuit li autre frere a ice entenderent ;

Que mostrer lor deignasse docement Deu prierent

Ou lo cors porteroient douquel en esvoil erent.

CXCVI Li abes ou ses freres a Vincence tornet

A l'ore et au jor que Odes lor donet.

Or oiez s'i vos plait comment Des i ovret,

Coment il les conduisist, comment les aviet.

CXCVII Conseil prindrent ensamble, de rem ne descorderent,

A ce que li .i. viautrent, li autre s'acorderent.

Entor la mie nuit de la cité isserent

Coiement ; bruit ni noise, ce sachoiz, ne menerent.

CXCVIII Par la volonté Deu, vindrent a une iglise

Solun une riviere que l'un apele Adeyse.

Lou tres seint cors portoient si com je vos devise.

L'iglise ou lo mistrent avoit non Vangadice.

CXCIX Bien pert que Dés o fit, ce est la veritez,

Qui viaut que li cors seinz fust anqui enterrez

Au titre de laquele il fu ja ordenez.

Tot ce ordena Dés issi com vos oiez.

CXC Cet abbé nommé Pierre, afin d'obéir à Dieu`

Et à ses admonestations,

S'en vint pour faire une bonne visite

Au lieu où avait sa demeure

La mère de saint Thibaut et il lui demanda l'autorisation de partir ;

Il s'en alla à Vicenze sans faire aucun arrêt.

Odon lui fit grande fête et le reçut dans la joie,

Lui qui venait tout juste de trouver le saint corps.

Il lui raconta dans tous les détails ce qu'il avait fait

Et l'abbé lui en rendit mille fois grâces en le remerciant.

 

CXCI A juste raison, ils exultaient de joie dans leur cœur, dans leur corps,

Personne ne pourrait décrire les manifestations de leur bonheur.

Tous les deux versèrent des larmes de pure félicité

Ils restèrent longtemps debout dans les bras l'un de l'autre.

 

CXCII Odon, qui avait pour l'abbé une vive affection,

Désirait que son père et maître parle avec lui de son secret.

Il était sûr qu'il lui fournirait de l'aide

Pour emmener le corps qu'il avait obtenu a si grand peine,

Qu'il en aurait une infinie gratitude à Jésus Christ

Et qu'il n'en parlerait à nul homme mortel.

 

CXCIII Donc un jour l'abbé se trouvait avec Odon,

Il devait s'en retourner le lendemain à son église.

Mais avant son départ, il alla parler de retour

Avec Odon et lui fixer le jour où il se mettrait en route.

 

CXCIV Puis Pierre révéla son secret à certains des frères :

Il leur avoua comment on avait fait

Et par le conseil de Dieu, leur découvrit toute l'affaire.

Il leur avait d'abord fait jurer de ne pas en parler.

 

CXCV Ces deux-là passèrent un certain temps à prier

Et tous les autres frères comprirent ce qu'il en était ;

Ils se mirent à prier Dieu doucement afin qu'Il deignât leur enseigner

L'endroit où l'on porterait le saint corps pour lequel il s'inquiètaient.

 

CXCVI L'abbé et les frères s'en allèrent à Vicenze

Aux jour et heure que leur indiqua Odon.

Ecoutez à présent ce que Dieu fit,

Comment il les mena, comment il les guida.

 

CXCVII Ils réfléchirent ensemble, il n'y eut nulle discorde

Ce que l'un voulait, tous les autres s'y accordaient.

Ils quittèrent la cité vers la minuit

En silence, ils ne firent, sachez-le ni bruit ni tapage.

 

CXCVIII Par la volonté de Dieu, ils arrivèrent à une église

Au bord d'une rivière que l'on appelle Adeyse1,

Ils portaient avec eux le corps très saint, comme je vous le dis.

L'église où ils le déposèrent s'appelait Vangadice.

 

CXCIX Il apparut clairement, c'est la vérité, et Dieu le montra alors,

Qu'Il voulait que le saint corps trouvât ici sa sépulture

Parce que le saint avait jadis été ordonné en cette église..

Tout cela, ce fut Dieu qui le commanda, comme vous me l'entendez dire.

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1 = l'Adige.

CC A cel mostier s'en vint une fame, Lodroit,

Laquels ne veoit gote, et do tot sorde estoit ;

A grant devotion i vient, quar bien pensoit

Que De apers miracles par lo cors seint faroit.

CCI Quant plus avoit de gent seint Tibauz en presence

Lors avoit ceste fame en lui greinor fiance.

Ole avoit de tot mise ou cors seinz s'esperence,

Consoil quist de fin cuer et si l'ot senz dotance.

CCII Devant lo precious cors seint s'ajenoilet

De la part Nostre Seignor conseil li demandet,

De sa main fit sa colpe, forment son piz batet,

Et meintes fois le terre lon lo cors seinz baiset.

CCIII De ce que do sepulcre a soi traire pooit

Sa boiche et sa face tote anvironoit,

Ses oreiles et sa face docement en fretoit,

Trestote s'entendue a ice mis avoit.

Li granz devotions qui en son cuer tornoit

Ses plors, sa voiz confuse, ce qu'ale se batoit

Esmovoit tot lou puble qui environ estoit

Et a misericorde trestot les flechissoit;

CCIV De pitié tuit et totes a ice s'acorderent

Que por la bone famme lo cors seint deprierent.

« Sein Tibauz, aide nos ! » tuit ensamble crierent,

Par amor de la famme forment lou regreterent.

CCV Por la priere d'aus Jhesu la famme oït :

Maintenant la veüe et l'oïr li rendit.

Ice fu li miracles premiers que Deus i fit,

Que por sa sainte grace en la Virge char prit

CCVI Li veisin qui devant la famme conuissoient

Quant avugle et sorde estoit se merveilloient.

Tuit et totes mil graces a Jhesu Crist rendoient

Et en honor de lui lo cors seint aoroient.

 

CC Une femme arriva tout droit à ce monastère

Elle n'y voyait plus rien et elle était totalement sourde.

Elle vint, pleine de grande dévotion, car elle était sûre

Que Dieu ferait des miracles évidents à cause de ce saint corps.

 

CCI Plus il y avait de monde en présence de saint Thibaut,

Plus grandissait la confiance que cette femme avait en lui.

Elle avait totalement mis son espérance en ce saint corps ;

Elle lui demanda conseil d'un cœur pur et elle obtint ce qu'elle voulait sans nul doute.

 

CCII Elle se mit à genoux devant le corps saint,

Elle lui demanda conseil au nom de Notre Seigneur,

Elle battit sa coulpe de sa main, fortement elle frappait sa poitrine

Et à maintes reprises elle baisa le terre le long du corps saint.

 

CCIII Tout ce qu'elle pouvait retirer d'autour le sépulcre,

Elle le posait sur la bouche et le visage,

Elle s'en frottait doucement la figure et les oreilles,

Elle y mettait toute son attention.

La grande dévotion qui remplissait son cœur, ses pleurs, sa voix brisée et ce qu'elle se battait la coulpe,

Emouvaient la foule qui l'entourait

Et les poussaient tous à la compassion.

 

CCIV Tous de pitié se mirent d'accord

Que pour cette pauvre femme ils imploreraient le corps saint ;

Et tous de s'écrier « Saint Thibaut, aide-nous ! »

Ils le supplièrent avec force par amour pour la pauvre femme.

 

CCV Et Jésus, en raison de leur prière, entendit la pauvre femme.

Il lui rendit sur le champ et la vue et l'ouïe.

Tel fut le premier miracle que Dieu fit ici,

Lui qui par Sa sainte grâce prit chair en la Vierge.

 

CCVI Les voisins qui connaissaient la femme auparavant,

Alors qu'elle était aveugle et sourde, s'émerveillèrent1.

Tous et toutes rendaient mille grâces à Jésus Christ

Et en Son honneur, ils adoraient le saint corps.

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1 cf Jean IX 8 : Ses voisins et ceux qui l'avaient vu mendier auparavant disaient: «N'est-ce pas celui qui se tenait assis et qui mendiait ?» 9 Les uns disaient : « C'est lui ». D'autres disaient : « Non, mais il lui ressemble .» Mais lui affirmait : « C'est bien moi. » 10 Ils lui dirent donc : « Comment [donc] tes yeux ont-ils été ouverts ?»
 

CCVII Ausi en .i. chatel une femme estoit

Qui por dedanz lo cors les diables avoit.

Matin ni soir, jor ni hore aidier ne se pooit.

A bien pou que li arme do tot ne s'en partoit.

CCVIII Li desloial diable qui si la tormentoient

Pesint tant et tel force dedanz son cors avoient

Qu'a l'auter, ou au seinz porter ne la pooient

.Vi. homes ; por detresce de son pois la posoient.

Quant plus de çal seint leu la famme apruchoient,

Plus forment li diable dedanz la tormentoient.

Les voiz de totes bestes de lor cors fors metoient,

Aucune foiz janglint, aucune fois bruloient,

Lor visaige orrible surs tote rien estoient

Regars espoentables peor a toz façoient

CCVIX Or oiez lou miracle que Dés por son sein fit !

Devant toz, li diables por la boiche l'issit

Et sans, toz conchiez qui plus que riens puït.

Lors loia Dés li puples qui estoit quant ce vit.

CCX Une autre fame fu Ytalie clamee

Qui si com Jhesu Crist soffrit fu mue nee.

Devant que au cors seinz se fuisse apruchee

Li est de Jhesu Crist la parole donee.

CCXI Estenes d'un chatel, Vignole ot non, fu nez,

De la main et do braiz durement acriblez.

Par anmonitions au cors seint est alez,

A Dé i rendit graces et sains s'en est tornez.

CCXII De Calcar lo chatel, une famme amenee,

I fu, qui, por droit non Marie estoit clamee,

Qui estoit do diable en apert assigee.

La ou li seinz gisoit est garie et senee.

Par boiche, por narries, a escume gitee

De diverse color ; bien l'ot Des regardee.

CCVII Il y avait également dans une ville forte une femme

Qui avaient les diables au corps

Ni matin ni soir, pas un jour pas une heure où elle pût trouver secours,

Il s'en fallait de bien peu qu'elle ne rendît l'âme

 

CCVIIILes diables perfides qui la torturaient de la sorte

Pesaient un tel poids et montraient en ce corps tant de force

Que six hommes n'arrivaient pas à la porter jusqu'à l'autel

Auprès du saint : ils devaient la poser, écrasés par son poids.

Plus l'on s'approchait du saint lieu,

Plus fort la torturaient les diables qu'elle avait en elle.

Ils poussaient hors de leurs corps des cris de bêtes de tous genres

Certaines fois, ils aboyaient, d'autres ils beuglaient1.

Rien n'était plus hideux que leurs visages,

Leurs regards épouvantables remplissaient chacun de peur.

 

CCVIX Ecoutez donc le miracle que Dieu fit pour son saint !

Devant tous : le diable lui sortit par la bouche

Avec du sang, entièrement souillé d'excréments et puant plus que tout.

Alors le peuple présent, à ce spectacle, loua Dieu.

 

CCX Une autre femme qui s'appelait Ytalie

Etait née muette, comme Jésus Christ l'avait permis.

Avant même de s'approcher du corps saint,

Jésus Christ lui accorda la parole.

 

CCXI Estienne était né dans une cité-forte nommée Vignole,

Il avait la main et le bras pleins de plaies terribles.

On le poussa à aller voir le corps saint.

Il y rendit grâces à Dieu avant de repartir, guéri.

 

CCXII De la ville-forte de Calcar2, un femme fut amenée

Qui portait justement le nom de  Marie,

Elle était visiblement assiégée par un diable

Là où le saint est enterré, elle fut guérie et retrouva ses sens

Elle cracha par la bouche et les narines une écume

De toutes les couleurs. Dieu lui avait bien accordé Son attention.

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1 Cf les tentations de saint Antoine où les démons se présentent sous forme de bêtes féroces qui rugissent, meuglent, sifflent etc.

2 = Calcaro.

CCXXIII Pravise une vile por veritez estoit

En laquele une famme auximent demoroit

Qui autel maladie maladie et jor et nuit avoit ;

Autretel garison con Marie reçoit.

Autre miracle i a que nuns celer ne doit :

Ou chatel de Joni dontres que l'un fundoit

L'iglise ot .i. valet que l'un Martin clamoit,

Li quels .i. mout grant tens corvés esté avoit.

CCXXIV Requiere la puichance de seinz Martin alet,

Que il lo redresce meintes fois li priet,

A son autel s'aert et lo seint regracet.

Iqui veint sein Tibaut que Dés i amenet.

Li venue de lui sein et dru lo rendet

Et la teste levee droitemant s'en alet.

CCXXV Içaus qui cele iglise que je vos ai ci dit

Et Martin tot alegre et droit en aler vit,

Et l'aigue que Martins a l'iglise aportit,

En cestuit present livre cest miracle escrist

Et de cest seinz ensamble l'autre vie i mist.

CCXXIII Il y avait en vérité une ville nommée Pravise1

En laquelle demeurait une femme

Qui, elle aussi, souffrait jour et nuit du même mal.

Elle reçut une semblable guérison à celle de Marie.

Un autre miracle ne doit pas être caché :

Dans la ville de Joini2, alors que l'on fondait l'eglise,

Il y avait un garçon que l'on appelait Martin,

Pendant très longtemps il avait été tout courbé.

 

CCXXIV Il s'en était allé prier les vertus de saint Martin

Pour qu'il le redresse, et le pria maintes fois,

Il s'attacha à son autel, il supplia le saint

Alors arriva saint Thibaut que Dieu amenait.

Cette arrivée rendit l'infirme sain et tout gaillard :

Il s'en retourna chez lui tout droit, la tête en l'air.

 

CCXXV Celui qui vit en cette église dont je vous parle

S'en aller Martin tout droit et tout gaillard

Ainsi que l'eau que Martin apportait à la dite église

Ecrivit ce miracle en ce livre que j'ai présentement [traduit]

Et il y mit en même temps toute la vie de saint Thibaut.

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1 = Praguma.

2 = Joigny.

La translations ci de seint Thibaut fenist

Et ici s'achève la translation de saint Thibaut

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 Colophon

Guillermus de Oye dictus Belions tunc temporis vicarius ecclesiæ beate Marie de Tremblins scripxit et divino dictante flamine de latino in romanum transtulit ob honorem et reverentiam beati Theobaldi cuius precibus adeptus est sanitatem de cartana Anno gratie M CC LX septimo mense Julio en l'an de grâce MCCLX et VII, du mois de Juillet.

Guillaume de Oyé surnommé Belion qui était alors vicaire de l'église de la bienheureuse Marie de Tremblins a écrit avec la divine inspiration, et transcrit [le livre] du latin en roman pour l'honneur et la révérence du bienheureux Thibaut grâce aux prières duquel il avait recouvré la santé lors d'une fièvre quarte, en l'an de grâce MCCLX et VII, du mois de Juillet.

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