par Marie-Geneviève Grossel, Maître de conférence à l'Université de Valenciennes

6émes journées théobaldiennes, Greux, 8-9 septembre 2012

Je me souviens de toi, de la fidélité de ta jeunesse, de l'amour de tes fiançailles,
quand tu me suivais dans le désert en une terre non ensemencée… (Jérémie 2,2)

* Histoire de l'érémitisme, essai d'une définition : érémitisme, cénobitisme, passage de l'un  à l'autre, position(s) de l'Ecclesia au Moyen Age

Cette contribution voudrait s'attacher à mieux comprendre qui fut saint Thibaut en replaçant son expérience érémitique dans le contexte de sa vie et de sa culture. Pour cela, j'explorerai aussi bien les textes hagiographiques (les Vitae) que les témoignages littéraires, image de ce qu'écoutaient et désiraient écouter les hommes de ce temps-là. Dans les romans et récits du Moyen Age, les ermites sont très nombreux et jouent un grand rôle. Il faut donc se réprésenter la forêt médiévale à la fois comme le « désert » symbolique qu'elle offre aux désirs des solitaires et comme un espace à présence humaine indéniable, infiniment parcouru par les voyageurs et les pèlerins, les groupes de marchands, à côté des paysans qui y trouvaient le bois, la nourriture des troupeaux, de nombreuses baies, fruits et champignons, sans parler de la chasse.

Les ermites des romans peuvent-ils nous aider à mieux cerner qui étaient les véritables solitaires médiévaux ? Relèvent-ils de l'idéal, d'un imaginaire qui reconstruit une réalité largement idéalisée ? Un critique littéraire a pu écrire

La fuite du monde dans un isolement radical est un phénomène pratiquement inconnu au Moyen Age, sauf dans les textes littéraires […] L'ermite médiéval selon les historiens modernes, est le plus souvent  un moine qui accomplit une sorte de cure de silence en s'éloignant un peu pendant une courte période des bâtiments communautaires […] Parfois aussi un religieux venait s'établir aux portes d'une ville. Il remplissait alors une fonction pastorale d'autant plus considérable que les fidèles lui attribuaient une sainteté particulière et venaient souvent solliciter son absolution et ses conseils [note1]

[note1] : Jean-Charles Payen, L'érémitisme dans le Moniage Guillaume : une solution aristocratique à la conversion aristocratique, Les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, T 3, 1983, p. 193.

En bref, la solitude et l'exclusion du cercle des fidèles ne doivent pas se confondre.

Dès que l'on s'attache à rechercher les ermites dans l'histoire du Moyen Age, on se heurte à deux difficultés, les définitions et les sources [note2]. Des définitions car, surtout avant le XIe s., les termes employés pour évoquer un ermite sont des plus flous et semblent interchangeables : on trouve rarement heremita (= ermite), plus souvent moine, monastère, anachorète, cénobite, reclus, tous désignant des expériences qui, aujourd'hui, nous paraissent relever d'un choix érémitique soit temporaire soit définitif. Quant aux sources, essentiellement ancrées dans l'hagiographie, il ne faut jamais oublier, sous peine de commettre de graves contresens anachroniques, qu'elles retracent une légende – au sens premier, c'est-à-dire ce que nous devons lire ou plutôt choisir, recueillir comme modèles et préceptes de vie spirituelle.

[note2] : Anne-Marie Helvetius, « Solitude et cénobitisme du Ve au Xe siècle », in Ermites de France et d'Italie (XI-XVe siècles), sous la direction d'André Vauchez, Collection de l'Ecole française de Rome, 313, 2003, p. 1-27.

A vrai dire, la difficulté heuristique semble bien liée à la notion même de l'anachorèse.

Traditionnellement, on voit en saint Antoine le premier ermite de l'histoire chrétienne.

Cette théorie,  acceptée par bien des penseurs médiévaux, était cependant déjà aussi discutée, comme le prouve la réflexion liminaire qui suit, tirée de la translation des Vies des Pères d'Egypte du latin en langue romane pour Blanche de Navarre, comtesse-régente de Champagne, dans les années 1205/1215 :

Assez de gent ont souvant douté qui fui li premiers hermites qui premierement habitast es forez, quar li aucun dient que sainz Helyes et sainz Jehanz furent chiés et commencement de tel meniere d'ordre. De ces .ii. nous samble il que Helyes fui plus que hermites et sainz Jehanz plus que prophetes, quar il prophetiza ainçois qu'i fust nez. Li autre tesmoingnent que sainz Antoines fui chiés de tel meniere d'ordre por ce que sainz Antoines, si comme il dient, fui li premiers qui antra es desserz. Et toute voies Amathas et Macharies li deciple saint Antoine, cil qui son cors ensevelirent, tesmoingnent et afferment que uns princes de Thebee, qui out non Pouls, fui chiés et commencement de cest ordre et la lour opinion provons nos en ceste meniere. [note3] « Beaucoup de gens se sont souvent demandé quel a été le premier des ermites à habiter dans les forêts ; car les uns disent que saint Elie et saint Jean ont été la tête et le tout début de cette sorte d'ordre [religieux] ; mais à propos de ces deux hommes, il nous semble qu'Elie fut bien plus qu'un ermite et saint Jean, bien plus qu'un prophète, car il a prophétisé dès avant sa naissance. D'autres témoignent que saint Antoine fut le début de cette sorte d'ordre, puisque, comme ils le soulignent il fut le premier à se retirer dans les déserts. Et pourtant Amathas et Macharie, disciples d'Antoine, qui ensevelirent son corps, témoignent et affirment qu'un prince de Thèbes, répondant au nom de Paul, fut bien la tête et le commencement de l'ordre des ermites. Leur opinion, nous allons ici en démontrer la véracité. »

 [note3] : Vie des Pères dans la translation champenoise demandée par Blanche de Navarre, Comtesse de Champagne (vers 1205-1210 ?), ici début de la Vie de Paul premier ermite, par saint Jérôme, ms. 868 BM Lyon, (édition à paraître sous mon nom à la SATF).

 C'est probablement peu après la mort de saint Antoine (en 356) que l'évêque Athanase d'Alexandrie rédigea sa vie en grec, le texte fut ensuite traduit en latin par Evagre d'Antioche, cette Vie allait faire le tour de la Chrétienté et nourrir sa réflexion et sa foi pendant près de mille cinq cents ans [note4]. Grégoire de Nazianze, l'un des Pères de l'Eglise orthodoxe, écrivit à propos de la Vie d'Antoine par Athanase d'Alexandrie :

[note4] : Du IVe au XVIIIe s. ; elle est traduite encore par les solitaires de Port Royal.

« Il a écrit la vie du divin Antoine en guise de règle monastique présentée sous forme de récit. »[note5]

[note5] : Athanase d'Alexandrie, Vie d'Antoine, Cerf, 1994, p. 27.

Antoine joue ainsi le rôle de premier ermite et de modèle ascétique pour les moines, ce qui paraît difficile à nos yeux, mais recoupe bien l'absence de frontières nettes dans les définitions du Moyen Age.

La Vie d'Antoine par Athanase avait été écrite pour répondre à la demande de moines, venus le voir depuis l'Occident dans ce but bien précis. La lecture de ce texte opéra un effet extraordinaire sur saint Jérôme qui rédigea ses propres biographies de saints – Paul, Hilarion, Malchus – en suivant étroitement ce texte modèle. De fait, Jérôme a conçu Paul, son propre anachorète, comme le rival d'Antoine : il fait de lui le précurseur que Dieu même juge « le meilleur », car son ascèse atteint un degré d'absolu qui dépasse infiniment Antoine ; le climat merveilleux dans lequel se déroule la rencontre des deux ermites ne pouvait qu'accentuer la faveur dont cette légende, brillamment écrite, allait bénéficier. Pour la postérité, Paul devint le premier ermite, comme l'affirment les translateurs romans qui ont traduit le prologue de Jérôme ; la chronologie rend indiscutable l'ordre dans lequel on doit présenter le texte : d'abord Paul, puis Antoine. De nos jours, nous sommes beaucoup plus sceptiques sur ce Paul premier ermite, qui a peut-être existé... [note6]

[note6] : Maurice Villain, « Rufin d'Aquilée, l'étudiant et le moine », Nouvelle Revue Théologique, 1937, t. 64, p. 139-161 et t. 65 p. 5-33.« Si Jérôme, échauffé par le soleil de Chalcis, a tissé un invraisemblable petit roman autour de Paul l'ermite […] avec tous les agréments à la mode […], un saint homme du nom de Paul demeura quatre-vingts ans durant sur la montagne de Clyama (aujourd'hui Qolzoum) ».

Quoi qu'il en soit, dès la mort d'Antoine et jusqu'au VIIe s. les déserts d'Egypte furent surpeuplés d'anachorètes : image 9 ermites représentés par un ms copte

« La diffusion de textes influents comme la vie d’Antoine a imposé une généalogie où le monachisme égyptien tient une place de premier plan. L’Egypte, de façon classique, est présentée comme la terre d’origine du monachisme, et s’il convient de se rappeler que celui-ci a plus d’un berceau, l’influence des pères égyptiens était telle qu’il est légitime de se tourner vers eux pour définir ce qu’est originellement le moine et pour décrire les formes essentielles de la vie monastique, anachorétique et cénobitique. » [note7]

[note7] : sous la direction de Cécile Morisson Le monde byzantin, 2012, PUF, p. 236.

Il y avait entre Alexandrie et Le Caire trois zones désertiques différentes comprenant trois ensembles d’établissements monastiques. Le désert de Nitrie aujourd'hui disparu, les Kellia (= les cellules), et le désert de Scété (Wadi el Natrum) où se trouvent encore aujourd'hui quatre monastères, en tout plus de 1500 ermitages.

Petit précis de vocabulaire
Les anachorètes (Ἀναχώρησις = le fait de se retirer, de faire retraite), les ascètes (Ἀσκήσις l'entraînement sportif d'où l'expression d'« athlète du Christ ») vécurent ensuite le plus souvent dans des régions très peu habitées et inhospitalières, en petits groupes épars, selon le système (aujourd'hui en cours dans la religion orthodoxe) des laures, sorte d'établissements où chaque ermitage était séparé mais relativement proche des autres, ils ne se retrouvaient que le dimanche et les jours de fête où ils partageaient le repas, recevaient l'enseignement d'un Ancien et célèbraient ensemble les offices. Ce qui aujourd'hui en Occident se rapproche le plus  de cette pratique est le mode de vie des Chartreux.

Quand la religion chrétienne devint la religion officielle de l'Empire Romain, à partir du IVe siècle se développèrent, outre un important flux de pèlerinages vers Jérusalem, une quantité de laures judéo-palestiniennes, dans les environs de la Ville Sainte, région là-aussi semi désertique. Le modèle y était les ermitages égyptiens de la Thébaïde. Ce sont les ermites de la Terre sainte qui ont le mieux codifié la vie en laures, telle qu'elle se pratique aujourd'hui encore, par exemple sur le mont Athos.

EVAGRE : 346-399. Naquit dans la région du Pont (aujourd'hui Turquie). Vécut au IVe siècle dans les déserts d'Egypte.
Ami de grégoire de Nazianze, père de l'Eglise grecque.

Deux grandes figures nous ramèneront vers l'Occident, d'abord Evagre le Pontique (346-399) (TEXTE 2) qui finit sa vie dans le désert de Thébaïde. Cet intellectuel, en des œuvres d'une grande profondeur, a décrit et analysé avec une finesse psychologique extrême l'expérience spirituelle du désert : il est le premier à avoir de façon systématique distingué entre la vie active et la vie contemplative, dans l'idée que tout homme est appelé à vivre des deux durant son existence. Austère, Evagre prônait pour aller vers Dieu un chemin dénué de toute image, forme et imagination. Sa notion de l'ἀπαθεία –  sérénité et confiance atteintes par l'âme qui se déleste de toutes les scories de la vie, pour obtenir l'amour vrai et le renoncement au soi égoïste – , se fonde sans doute sur l'ἀταραξία stoïcienne – refus de tout trouble – mais la dépasse par la charité et la prière.

La haute et difficile conception d'Evagre et ses traités théoriques (Le moine) sont parvenus à l'Occident par ce véritable passeur que fut Rufin d'Aquilée que Jérôme (qui le détestait passionnément et le couvre d'injures) décrit comme une petit bonhomme myope, timide et gauche... Avec Mélanie l'Ancienne, une riche Romaine qui avait distribué sa fortune aux pauvres et accompagna partout Rufin, dont elle partageait les idéaux, Rufin fut de la race des ermites voyageurs, il parcourut tout l'Orient chrétien d'alors ; mais surtout ses traductions en latin de la masse des documents de langue grecque figurent dans toutes les abbayes de la Romania où elles ont été longuement lues, méditées et assimilées. [note8]

[note8] : Sur Rufin (et ses relations avec Jérôme...) voir Adalbert de Voguë, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l'Antiquité, t. I, Paris, 1991 [Patrimoines, christianisme]. Maurice Villain, « Rufin d'Aquilée... »,  article cité.

Jean CASSIEN : 360/365 † en 433/35. Né entre Roumanie et Bulgarie actuelles. A écrit  les Institutiones, les Collationes
Fonda l'abbaye Saint-Victor de Marseille. Est considéré comme saint par les chrétiens orthodoxes.

 La seconde figure de cette paléochrétienté orientale est Cassien (360-365/ 433-435), né en Scythie (entre Bulgarie et Roumanie) (TEXTE 3); il visita les ermites de la Thébaïde entre 385-390 avant de gagner Constantinople (403) où il rencontra Lazare d'Aix-en Provence, qui passe pour avoir été le premier évêque de cette ville. Il semble assuré que Cassien, ami de saint Jean Chrysostome alors tombé en disgrâce politique, suivit Lazare jusqu'en Gaule et s'y fixa.

C'est là que Cassien fonda l'abbaye Saint-Victor de Marseille ; pour notre sujet, Cassien est extrêmement important de par ses œuvres : il écrivit en effet les Institutions cénobitiques (ancêtre de la règle de saint Benoît), les Collationes ( = conférences) lues au réfectoire pendant des centaines d'années monastiques au point de donner leur nom – « collation » –  à tout repas léger.

Les Collationes patrum in Scithico eremo relatent les souvenirs du séjour de Cassien en Egypte et de ses entretiens avec les Pères du désert, il y traite de la perfection ascétique et des moyens d'y parvenir. Dans les Institutions, Cassien professe que le genre de vie des anachorètes est le seul qui permette de triompher de tous les vices. Et dans ses Conférences, Cassien laisse entendre que pour lui, comme pour beaucoup de ses contemporains, l'érémitisme était plus parfait que l'état des cénobites

Pour saint Benoît, les Collationes sont le modèle des moines (speculum monasticum) qui doivent les lire chaque jour, c'est aussi l'avis de saint Bruno, de Thomas d'Aquin, de saint Ignace de Loloya ; Arnauld d'Andilly, haute figure du jansénisme qui a procuré une magnifique traduction des Vies des Pères du désert en 1653, cite Cassien à longueur de page.

* Ermites occidentaux des premiers temps chrétiens

Des trois parties qui composent les Collationes, la seconde (Livres XI-XVII) est dédiée à Honorat d'Arles et à Eucher, évêque de Lyon. Je vais m'arrêter un instant sur Eucher, d'abord parce qu'il est un de mes plus anciens témoins de l'érémitisme occidental, il vécut en effet entre 370 et 449. Il était issu d'une riche famille de patriciens gaulois et son parcours, parfaitement atypique, souligne à sa manière combien il est plus facile de parler des ermites que de l'érémitisme médiéval. Sa richesse et sa carrière font, en effet, qu'il nous est assez bien connu. Eucher est de plus un écrivain de talent et, pour mon propos, m'intéresse par son très joli éloge de la solitude (De laude heremi) qu'il dédie à Hilaire, moine et ermite près de l'abbaye de Lérins.

Eucher était marié et père de quatre enfants quand aux grandes invasions succèda l'installation des nouveaux arrivants vainqueurs. Ils avaient fixé comme loi « la règle de l'Hospitalité » qui consistait à se faire remettre sans résistance par les propriétaires gallo-romains tout ou partie de leurs possessions immobilières. Beaucoup de riches familles de patrices prirent la fuite et Eucher, laissant sa femme et ses filles, se fit moine avec ses fils à Lerins, auprès de son ami Honorat.

Eucher quitta Lérins quand Honorat fut choisi pour être évêque d'Arles, il fit alors venir son épouse et ses filles et vécut à proximité d'elles, ermite dans une caverne sur le Lubéron pendant que ses fils gagnaient d'autres monastères. La réputation de l'ermite franchit les montagnes et vers 453, les Lyonnais le choisirent pour être leur évêque. Il quitta alors femme et filles qui prirent le voile.

Il n'est guère douteux qu'Eucher avait choisi le monastère comme un refuge au moment où son monde s'écroulait et où il allait être privé de tout ce qui avait constitué son existence. Pour autant, sa vie monastique et érémitique n'en fut pas moins de valeur, en témoigne sa réputation qui parvint jusqu'à Lyon.

Comme l'écrit Eucher, son destinataire, Hilaire, a connu le désert quand il y est allé retrouver un compagnon qui était son père spirituel ; mais voilà que ce compagnon si cher est devenu pape, Hilaire, qui l'a suivi jusqu'à son installation à Rome, retourne ainsi au désert non pour retrouver un ami mais pour s'en séparer. Heureusement, la valeur du désert le vaut bien puisque

Le désert est le temple sans limite de notre Dieu,

Dieu habite dans le silence, c'est pourquoi plus que partout on le trouve au désert. Les vallées ont été créees pour abonder en fruits, le désert pour être fécondé par les saints, le paradis a été vaincu par Satan, mais le désert a vu la victoire sur l'esprit du Mal

Le désert est l'endroit où les saints pères ont pénétré les secrets du ciel. [...]

Concluons donc que cette demeure du désert est, pour ainsi dire, le siège de la foi, l'arche de la vertu, le sanctuaire de la charité, le trésor de la piété, le tabernacle de la justice. Car de même que dans une grande maison, tous les objets précieux sont enfermés en des cachettes bien closes, ainsi cette richesse des saints cachés au désert, bien enfermée derrière ses barrières propres, est mise en dépôt, pour ainsi dire, dans l'arsenal fermé de la solitude, de crainte que le contact des fréquentations humaines ne la détériore.

Au désert se profusent les hautes faveurs mystiques, car le désert est la chambre de l'Epoux. [note9]

[note9] : Eucher, De laude eremi www.patristique.org (traduction de Christophe Carraud, Conférences 9, 1999).

La trajectoire que suivit l'existence d'Eucher rappelle et anticipe bien d'autres que nous lisons dans les Vies de saints ermites. Au siècle d'avant, Martin de Tours (316-397) n'avait-il pas commencé son existence religieuse par un ermitage situé dans un repli de la Loire ? Même une fois devenu évêque, il se ménagera des plages de solitude au milieu de ses tâches écrasantes. Or la Vie de Martin, écrite par Sulpice Sévère – qui a également écrit un texte sur les ermites de la Thébaïde –  fut l'un des livres les plus lus de tout le Moyen Age. D'autres comme saint Arnoul,  (582 † 640), au siècle suivant, suivront le chemin inverse : il quittera son évêché de Metz pour un ermitage près de Remiremont, il y finira ses jours dans une existence semi-érémitique.

Saint Benoît (480 † 547) dans sa Règle juge l'existence de l'ermite plus difficile et plus haute que celle du moine ; elle sera donc réservée à ceux qui ont passé victorieusement l'épreuve de longues années dans le cénobitisme [note10]. C'est la première fois que, dans l'ordre religieux, les ermites apparaissent en tant que tels. Mais on le voit, ce sont des ermites particuliers, ceux qu'Anne-Marie Helvetius appelle des « ermites de l'intérieur » [note11] : ils viennent du monde monastique, ils ne sont pas laissés à eux-mêmes. Et bien sûr, lorsque leur valeur fait d'eux des modèles dignes d'admiration, ils trouvent plus facilement que les « ermites de l'extérieur » celui qui conservera leur souvenir en écrivant leur vie.

[note10] : La règle de Saint Benoît, introduction, traduction et notes d'Adalbert de Voguë OSB, Cerf, 7 tomes. [note11] : Anne-Marie Helvetius, art. cit, p. 8.

Les ermites de l'extérieur nous sont beaucoup moins connus, on les divise en solitaires qui ont choisi de se fixer dans un lieu écarté. Forêt, montagne, île ont désormais remplacé les « déserts » du bord du Nil, devenus symboliques. (images d'ermitages) D'autres ermites sont des gyrovagues (= des vagabonds), ils se veulent « étrangers sur la terre » comme le dit le Psaume 118. Ces deux dernières catégories sont certainement les plus familières aux petites gens qui fréquentent assiduement la forêt, on les apprécie, mais on n'accepte pas d'eux le moindre manquement ! Quant à ceux des romans, s'ils se recrutent assurément dans ce type d'ermites, il sont très largement transformés par l'écriture de l'imaginaire : la plupart des ermites romanesques sont d'anciens chevaliers qui expient sous le sac un longue vie de batailles et de rapines ! Mais il ne faut jamais l'oublier : de tant d'ermites qui se taillèrent avec les grossiers matériaux du lieu, feuilles et branchages, un semblant de cahute et érigèrent avec les mêmes fragiles matériaux un oratoire, il ne nous reste rien, à peine parfois le souvenir inscrit dans un toponyme. Il est nécessaire que nous utilisions les sources écrites si nous voulons en savoir plus...

Ce qui est sûr tout au long du Moyen Age, ce sont les réticences de l'Eglise : les solitaires suscitent la méfiance ! ils n'ont pas de règle, ils sont parfois incultes. Leur foi est vite déviante. Dans les périodes les plus misérables, c'est leur vie qui est en jeu. On sait qu'il y eut des meurtres d'ermites, ainsi de saint Feuillien [note12] massacré au matin avec ses compagnons par le bûcheron qui les avait hébergés. Ce sont en outre des meurtres gratuits qui ne sauraient s'apparenter au martyre, ceux qui les commettent sont souvent au dernier degré de la misère. Ce sera la raison majeure qui poussera l'Eglise à interdire l'érémitisme solitaire aux femmes : après un certain nombre de meurtres, elles furent vouées au reclusoir, à l'intérieur des villes [note13]. Leur cellule, souvent construite contre le mur du sanctuaire, ouvrait une discrète fenêtre sur l'autel, elles assistaient « en direct » à l'eucharistie, ce qui était une insigne faveur. D'autres habitaient au bord des ponts, à l'entrée des villes, là où la foule était dense, ce qui permettait de les nourrir, les visiter et, très souvent de leur demander conseil. Aussi les villes qui possédaient leurs recluses s'occupaient-elles activement de les entretenir. Quand elles entraient au réclusoir, on récitait sur elles une messe de funérailles, elles participaient dès ici-bas de la vie éternelle, comme les fous ou les Lépreux, « leprosi Dei gratia », auxquels Dieu donnait la grâce d'avoir connu le purgatoire sur la terre et d'être ainsi libérés de leurs fautes. Nous sommes loin, très loin de la figure hideuse de la recluse sortie de l'imagination romantique de Victor Hugo dans Notre Dame de Paris !

[note12] : MGH scriptores rerum merov. IV p. 450. [note13] : voir Paulette l'Hermitte-Leclercq, « La réclusion deans le milieu urbain français », in Ermites de France et d'Italie...p. 155-173.

Aux temps mérovingiens, on constate donc la présence d'un grand nombre d'ermites, en même temps que de nombreuses tentatives de les ranger dans des structures où ils vivent sans risques ni pour eux-mêmes ni pour ceux qui les fréquentent. Les légendes les plus marquées au coin de la reconstruction hagiographique montrent en même temps à quel point la personne de l'ermite est auréolée de sacré dans la culture laïque. Ainsi il est frappant de constater combien la figure des saints fondateurs de la Bretagne est bâtie sur le même schéma alors que leur existence s'étale sur une assez longue période :

  • saint Corentin né vers 376 en Cornouaille armoricaine, devint ermite au pied du Menez Hom, près de Plomodiern. Mais ensuite il fut choisi pour devenir évêque de Quimper.
  • saint Armel né en 480, venait du pays de Galles, quitta l'Angleterre envahie pour la petite Bretagne, débarqua à l'Aber Ildut, et se fit ermite près de Quimper, il fonda le monastère de Plouarzel, mais resta sa vie durant un gyrovagu.
  • Saint Go(u)lven [note14] né vers 540 † 616, se retira dans la solitude face à la mer dans un lieu (aujourd'hui Saint Goulven) qu'il délimita par trois croix. Elu à la tête de l'évêché de Leon, il se retira de nouveau  à la fin de sa vie dans un ermitage situé à 4 lieues de Rennes.

[note14] : sa Vita est tardive, du XII ou XIIIe siècle. Il est évoqué par Albert le grand, qui indique sa sépulture à Saint-Melaine.

  • Saint Samson, attesté comme évêque de Dol vers 560, serait né outre-manche au pays de Galles, fit des études près de Cardiff et se retira ensuite dans une caverne. Passé en Armorique, il y devint évêque.

On aura remarqué que ces ermites divers dont nous savons bien peu de choses se situent chronologiquement entre la vie de Martin († 397) et la vie de Colomban (540-615) ; beaucoup sont de fait des Irlandais ou des hommes fuyant l'Angleterre lors des invasions.

C'est de l'archéologie que nous viendront nos dernières remarques sur l'ermite des temps mérovingiens.

En Champagne, aux Ve-VIe s., Jean Heuclin [note15] a relevé 48 ermites cités par des Vitæ, ils ont vécu paisiblement au temps de saint Remi, un saint Murphy cultivait la terre, un saint Fiacre nourrissait les pauvres avec son jardin. Au Ve s., à Troyes l'évêque Loup (383-479) est en relations étroites avec Lérins, nous voyons son successeur Camelianus (479-525) autoriser Aventin, esclave racheté et devenu religieux, à vivre en solitaire dans les ruines du temple de Mercure qui a précédé l'église d'Isle-Aumont. les ermites Aventin et Fidolus, un prêtre, esclave racheté également, sont les bâtisseurs et les organisateurs du cimetière ici installé, ils y assument la tâche d'intercesseurs entre les vivants et les morts pour lesquels ils assurent la prière perpétuelle, non pas simples gardiens donc, mais protecteurs de ce « cimetière d'ermites », que les fouilles du docteur Scapula nous ont permis de reconstituer.

[note15] : « L'ermite et la mort durant le haut Moyen Age », Revue du Nord, Mars-avril 1986, p.153-169.

* la vie d'ermite [note16]

[note16] : Les lignes qui suivent s'appuient sur Dom Louis Gougaud, Ermites et reclus, études sur d'anciennes formes de vie religieuse, Saint Martin de Ligugé,1928. ; l'article de Ioan Pânzaru « “Ex eremita episcopus”, L'ermite dans la Patrologie latine au premier Moyen Age », Université de Bucarest, Faculté de langues et Littératures étrangères, Martor I 1996, L'Etranger autochtone, p. 84.

Les premières habitations sont des huttes « semblables à celles que construisaient les paysans pour garder les vignes ou les melons ». [note17]  La nature sauvage est cruelle pour ceux qui s'y aventurent seuls ou en petit nombre, Raoul de Saint-Trond nous trace ainsi un tableau saisissant du voyage où les montures des futurs solitaires étaient accablées de mouches qui les piquaient et les saignaient

«  à tel point qu'elles semblaient avoir des dents par devant et des dards par derrière » [note18],

les marcheurs égarés s'embourbèrent dans les chemins défoncés et ils tremblaient de peur à l'idée de rencontrer des pillards, les trop réels « bandits de grands chemins ».

[note17] : Geoffroi le Gros, Vita Bti Bernardi, fundatoris Congregationis de Tironio in Gallia, PL 172. [note18] : Gesta abbatum Trudonis, PL 173, col. 104.

On reconnaît l'ermite à son habit, il porte une cape usée, sa chevelure est longue, sa barbe abondante et inculte, les soins de toilette sont le plus souvent abandonnés comme inutiles ... (Il y a des textes où les auteurs s'élèvent contre ces tendances [note19] ! mais dans les villages très pauvres et pour les mendiants, on n'agissait pas autrement.)  Le solitaire a les pieds et  les jambes nues. Il se protège d'une peau de chèvre ou de de mouton : les ermites de la Thébaïde lui donnaient le nom grec de « melote », «(peau de brebis avec la laine), les textes médiévaux varient en indiquant « peau de taisson » (blaireau). Enfin tout ermite a son bâton, qui est l'emblème du viator, du pèlerin, homme en marche (on l'appelle au Moyen Age, bourdon).

[note19] : Ioan Panzâru cite à ce propos Florus de Lyon dans ses Opuscula adversus Amalarium OL 119 col 93 A et Ogier de Lucé, De verbis Domini in cæna PL 184 col 947 A-B. (p. 91).

A vrai dire, vivant seul dans les bois, l'ermite devait offrir un aspect assez épouvantable :

Eremita est solitarius, incultus, pallidus, macilentus, pannosus, hirsutus, horridulus, barbatus. [note20] L'ermite est un solitaire, d'apparence négligée, il a le visage blafard, le corps maigre, les cheveux hérissés, la barbe longue, il est hérissé de poils, il est vêtu de guenilles.

[note20] : Cité par Ioan Pânzaru, ibid. p. 90. Je n'ai pas trouvé le texte référencé d'Hugues de Fouilloy.

En fait ces termes sont ambivalents : hirsutus est glosé par Rupert de Deutz avec l'image de la châtaigne dont les bogues sont piquantes et l'intérieur, succulent. Hirsute évoque aussi bien les poils que l'habit en peau de bête, il renvoie au prototype des solitaires, Jean Baptiste en son manteau de poils de chameau ; macilentus signifie « maigre » et « émacié », mais s'il évoque une pâleur quelque peu inquiétante, macilentus est aussi employé pour évoquer la maigreur svelte qui est le propre de ceux en qui domine la bile rouge, laquelle rend « rapide, audacieux comme un cerf ». En outre, macilentus s'emploie pour décrire le Christ en croix. Les habits pauvres (pannosus = en loques, haillons) sont la preuve que l'ermite a tout abdiqué pour suivre Dieu.

Le plus souvent l'anachorète ne vit pas seul : on trouve un Maître avec son disciple, deux amis ou compagnons, parfois homme et femme (de même famille) ou qui se sont choisis. Ils habitent près l'un de l'autre, telle cette anglaise nommée Eve qui traversa la Manche pour venir se fixer près d'une ermite normand avec lequel elle avait longuement correspondu.

On l'a dit, l'Eglise cherche toujours à fixer les solitaires à un monastère proche, relevant d'une règle, afin de leur éviter d'être totalement errants, pour assurer aussi parfois leur survie, dans les grands froids ou lors de périodes troublées. Pour les protéger surtout contre eux-mêmes car les anachorètes ont tendance à surenchérir en ascèse sur les pratiques accoutumées : ils cultivent les austérités dans tous les domaines, jeûnes, végétalisme absolu (« herbes » et « racines », pains d'orge auquels on mêle parfois, par mesure d'économie autant que de mortification, de la paille ou de la cendre). Quand l'ermite est de noble race, habitué donc à une nourriture essentiellement carnée, ce régime est vraiment austère ! Saint Bernard compare justement le solitaire à une bête de somme (jumentum) [note21]. La seule boisson est l'eau, alors que la Règle de saint Benoît autorise une bonne dose de vin – et de toutes façons, à cette époque, on évite de trop boire de l'eau, car bien des sources sont malsaines.

[note21] : In natali Sti Benedicti, PL 183, col 379b.

Rien ne vient tempérer, dans l'absence totale de confort de la cabane, les rigueurs du froid et du chaleur, enfin on risque de sentir sa raison chanceler, ce sont les fameuses attaques du démon. (image Antoine délivré) Les exemples abondent dans les récits des ermites de la Thébaïde, on connaît aussi l'histoire d'un garçonnet de douze ans qui décida tout seul de se reclure et tomba fou.

Même si les ermites, parfois détachés d'un monastère, sont soumis à la règle de leur établissement d'origine, la base de leur règle de vie se résume aux trois injonctions de l'anachorèse antique :

Fuge, Tace, Quiesce [note22] ; fuge, fuis est la définition même de l'anachorèse, le retrait du monde et tout particulièrement de la ville et de son vain bruit. Car c'est hors la ville que se trouve le silence propice au recueillement et à la paix du cœur que les Grecs appelaient Ἡσυχία.

[note22] : Voir l'analyse qu'en donne Bernard Chedozeau, L'érémitisme et l'organisation de l'espace chrétien, Académie des sciences et lettres de Montpellier, Séance du 30/05/2005, Conférence n°3910.

Le silence qu'implique Tace, tais-toi, renvoie en outre à l'au-delà de la parole : Dieu est inexprimable, indicible, on ne peut que l'approcher dans le silence spirituel, on ne peut l'appréhender que dans l'au-delà du langage, qui correspond à l'éblouissement devant trop de lumière. On se rappellera que le silence était déjà vertu d'or chez les Pythagoriciens.

Quant au Quiesce, il renvoie à la paix des béatitudes, il est encore ce que naguère on demandait à Dieu pour le défunt qu'on accompagnait une dernière fois : dona ei requiem. Derrière cette sérénité absorbée en sa joie silencieuse, on retrouve la pensée d'Origène, le grand philosophe alexandrin qui est peut-être aussi l'inventeur du monachisme : par la contemplation l'homme vient à Dieu, dans la béatitude il sera déifié, devenu comme Dieu.

On retrouve tout cela admirablement exprimé dans la simple prière de Nicolas de Flües, patron de la Suisse [note24] :

[note24] : Philippe Baud, Nicolas de Flüe, 1417-1487, un silence qui fonde la Suisse, Cerf 1993. Catherine Santschi, Les ermites suisses sous l'Ancien Régime, Slatkine, 2005.

Mein Herr und mein Gott, 

nimm alles von mir, 

was mich hindert zu dir.
Mein Herr und mein Gott,

gib alles mir, 

was mich fördert zu dir.
Mein Herr und mein Gott, 

nimm mich mir 

und gib mich ganz zu eigen dir.
« Mon Seigneur et mon Dieu,       
Prends-moi à moi
Et donne-moi tout entier à Toi.
Mon Seigneur et mon Dieu,
Prends-moi tout
Ce qui me sépare de Toi.
Mon Seigneur et mon Dieu,
Donne moi tout
Ce qui m'attire à toi »

Le but de l'ascèse est de triompher de son corps, de l'oublier. Les ermites utilisent pour ce faire toutes sortes de techniques éprouvées par tous les hommes de toutes les religions : restriction dans le sommeil, on dort sur une planche, voire assis, on triomphe des ardeurs de la jeunesse par des bains dans l'eau glacée, on prie les genoux dénudés, a genouz et a coutes, c'est la proskinesis, ou debout, les bras en croix pendant des heures, ou la tête placée entre les genoux ; on pratique la flagellation, chère à Pierre Damien, on porte le cilice (haire), parfois même, pour montrer qu'on mérite le cachot et les fers, on s'enferme dans des chaînes, ou l'on porte une cotte de mailles à même la peau (le plus célèbre est Dominique l'Encuirassé, ermite italien).

Les ermites de Thébaïde avaient possédé une très grande imagination pour inventer des macérations assez terribles. Les Occidentaux ne pratiqueront pas la vie sur une colonne comme les stylites ! Mais, il faut bien le dire, les Irlandais derrière saint Colomban en trouvèrent beaucoup d'inédites. Dans leurs monastères, la discipline était des plus sévères ! [note25]

[note25] : Jonas de Bobbio, Vie de saint Colomban et de ses disciples, introduction, traduction et notes par Adalbert de Voguë, Vie monastique n° 19, Abbaye de Bellefontaine, 1988.

Le pire danger restait la fatigue qui advient lorsqu'on a triomphé de tout jusqu'à l'orgueil, la fameuse acédie, qui est le dégoût de vivre : c'est pourquoi jamais l'ermite ne doit être inactif, il pratique le plus souvent un petit métier, une occupation monotone et simple, qui alterne avec ses prières.

Et puis, et les romans en témoignent, l'ermite reçoit beaucoup de visites, il est le soutien et le consolateur, sa maisonnette est un hospice ouvert aux voyageurs, de pauvre confort, certes, mais on y est à l'abri de la pluie et du vent ! L'ermite joue le rôle d'aide-éclairé, il est même un relais pour les nouvelles, une mine d'informations ! Les recluses assument le même rôle. Les rois viennent de loin les consulter. On a dû leur écrire une Règle, insistant sur la nécessité de n'accorder que peu de leur emploi du temps aux visite, et cela toujours à l'abri derrière l'étroit guichet de leur fenestrelle. La vie des solitaires oscille ainsi entre des conditions très éprouvantes que certains recherchent par macération et l'installation dans une existence délivrée de toute attache, où un strict minimum suffit pour survivre et où les autres sont toujours bien accueillis. A la porte de l'ermitage, un petit marteau pendait qui permettait au visiteur de s'annoncer.

L'ermite qui a su se fondre dans cette vie rude mais gratifiante se voit investi du don de prédire l'avenir, on comprend qu'il soit souvent visité par les puissants de la terre. Mais l'ermite a le don de la parrhesia Παρρησία – le franc-parler–, comme le fou, il s'est libéré des attaches du corps et il dit la vérité, car il se moque des conséquences.

Si les petits et les humbles accourent auprès de l'ermite se faire consoler, les religieux, moines et clercs, chantent souvent les anachorètes, ils en font les héros de leurs poèmes, ils les comparent aux animaux bibliques, aux tourterelles toujours fidèles et toujours plaintives (tandis que le moine est colombe car c'est un oiseau grégaire) [note26], aux arbres rêches et parfumés (le tamarin qui faisait partie des précieuses épices dont le Moyen Age était si friand), et encore au pélican du désert, cher à saint Jérôme, au hibou du psaume qui sait l'heure de la mort et se fait veilleur dans la nuit, à l'onagre enfin, en souvenir du commentaire de Job XXXIX 5 (longuement explicité par Abélard) [note27] :

[note26] : Paschase Radbert, In lamentationes Ieremiæ, PL 120 col 1067, Rupert de Deutz, De trinitate PL 167 col 749 D. [note27] : Sermones ad virgines Paraclitenses , sermo 33 de sancto Joanne Baptista PL 178 col 583-584.

Qui mit en liberté l'âne sauvage, qui délia les liens de l'onagre auquel j'avais assigné la steppe pour maison et la terre salée pour demeure ? Il se rit du vacarme des villes, il n'entend plus l'ânier vociferer. Il explore les montagnes, son paturâge, en quête de la moindre verdure.

Surtout, c'est, nous l'avons vu c'est dans la paix et le silence que Dieu habite, les ermites ne l'oublieront pas :

Les forêts t'apprendront plus que les livres. Les  arbres et les rochers t'enseigneront des choses que ne t'enseigneront point les maîtres de la science [note28]

[note28] : Saint Bernard, Epistola 106, L, CLXXXII.

et encore

« Les abeilles te seront une consolation et un exemple » (Etienne de Tournai à l'anachorète Guillaume)

Il n'en faut pas moins rester prudent : dans l'Hortus deliciarum de Herrade de Landsberg (manuscrit magnifiquement illustré réalisé entre 1159-1175, détruit pendant la guerre de 1870 et dont il nous reste des copies modernes) on voyait sur une superbe miniature les êtres humains classés par status (=états) grimper l'échelle qui mène au ciel. Sur le plus haut degré, on distingue un ermite, bien reconnaissable à son habit ; il est le plus parfait puisqu'il a presque réussi à gagner le ciel, mais il jette un regard en arrière vers son jardin, symbolisé par des herbes... et c'est la chute ! Le jardin ne doit pas être l'objet de trop d'attentions, et Herrade est sans pitié :

Hic heremita falsorum heremitarum personam gerit, qui hortum suum excolens et superfluis cogitationibus plantationis suae intendens, ab oratione retrahitur et divinae contemplationis dulcedine sequestratur. [note29] Cet ermite représente le personnage des faux ermites qui, cultivant avec grand soin leur jardin, l'esprit tout occupé à penser inutilement à leurs plantations, se retirent de leur oraison et s'eloignent de la douceur de la divine contemplation.

[note29] : Cité par Dom Gougaud, Ermites et reclus, p. 16.

Pourtant l'ermite en son jardin est plus qu'une réalité historique, c'est un symbole du paradis recrée sur la terre, dans les Vies des Pères, on voit ainsi le désert refleurir par le travail, toujours valorisé, de l'anachorète qui cultive ses légumes afin de recevoir ses hôtes (et cela s'appelle joliment donner de sa charité); transformant le lieu le plus vide et le plus aride du monde en jardin irrigué [note30], l'ermite partage désormais l'espace avec hommes et bêtes, dans la paix adamique retrouvée : TEXTE 9

[note30] : Jérémie XXXI 12.

En ce meismes desert, .xii. liues loing dou Nil, avoit un prodome qui habitoit au pié d'un tertre ou il avoit un puis. Icil sainz hons avoit un buef a quoi il traioit de l'aigue dou puis a l'enging d'une roe. Bien avoit de parfont li puis .M. piez ou plus. Un cortillet avoit li bons hons, si plain de bones herbes que trop, ne nule foiz ne failloit por soicheresce, car cil l'arosoit mont sovant. Entre lui et son buef vivoient de ce cortillet et en donoit as genz qui le venoient veoir.

Ciz bons hons ne mainjoit nule rien se crue nom, et quant il auloit par le desert, une granz compaignie de bestes s'acompaingnoit a lui et il pusoit aigue en un puis, si lor donoit a boivre ; et ce savoit on par ce que l'en trovoit lez sa ceale les traces de diverses bestes, de buigles, de chameis de diverses manieres. [note31]

Il y avait dans ce désert un vénérable vieillard qui habitait au pied d’une colline où se trouvait un puits ; ce saint homme avait un boeuf avec lequel il tirait l’eau du puits, c’est que ce puits avait bien mille pieds de profondeur. Le brave homme possédait un jardinet aussi plein de bons légumes que possible et jamais ce jardinet ne manquait du fait de la sécheresse car il l’arrosait bien souvent. Ainsi vivait-il avec son bœuf de ce jardinet et il en donnait à tous ceux qui venaient le voir.

Cet homme vénérable ne mangeait aucun aliment qui ne fût cru et lorsqu'il allait par le désert,  une grande compagnie de bêtes marchaient à ses côtés. Il puisait de l'eau dans les puits et leur donnait à boire. Et on savait cela, parce que l'on trouvait à côté de sa cellule les traces de divers animaux, des buffles, des chameaux et toutes sortes d'autres encore.

[note31] : Vie des Pères, ms Lyon 868 fol. 61 et fol. 121 v°.

* Les temps difficiles : décadence morale et institutionnelle des IX- X° siècles [note32]

[note32] : Selon le titre du chapitre de Jean Chelini, Histoire religieuse de l'Occident médiéval, A. Colin, 1968, p. 202 sq.

Les IX et Xe siècles forment une période très sombre.

Sous les Carolingiens, la force du pouvoir politique s'était assuré le contrôle de la société, mais quand cette puissance se désintégra, les peuples fraîchement (et superficiellement) convertis retournèrent à leurs pratiques, dans le même temps que la vie morale du clergé sombrait dans la luxure, la simonie et le nicolaïsme, c'étaient les puissants laïcs qui accaparaient les charges ecclésiastiques, tant séculières que régulières, et leur seul but était d'en tirer de substantiels revenus. Les véhémentes vitupérations de Pierre Damien dans son libelle au titre révélateur – liber Gomorrhanius – en disent long sur l'état déplorable de l'Ecclesia en ces temps :

« …la religion décroît et tend à disparaître, tous sont dévorés d'un insatiable appetit pour les choses de la terre, les hommes de notre temps ne vivent plus que de ripailles, d'avarice et de débauches, un esprit malin précipite le genre humain dans un abîme de forfaits… » [note33]

[note33] : Dom Reginald Biron, Saint Pierre Damien, (1007-1072), 1908.

Pierre Damien soulignait en outre la crasse ignorance du clergé, se demandant ce que pouvaient obtenir les prières d'un prêtre qui ne comprend pas un seul des mots qu'il prononce.

De 1033 à 1045, le pape fut un débauché, Benoît IX, que son père avait fait sacrer à l'âge de 12 ans ; il se conduisit si mal que les Romains excédés le déposèrent et imposèrent pour son successeur Sylvestre III, mais l'élection était parfaitement illégale, et Benoît reprit la chaire pontificale jusqu'au moment où il tomba amoureux de sa cousine et, pour l'épouser, abdiqua – contre une forte somme d'agent. Le pape qui lui succéda, Grégoire VI, se trouva face à un océan de réformes, sans cesse menacé par Sylvestre III qui voulait reprendre la place et par Benoît IX dont le mariage avait échoué. Grégoire VI fit appel à l'empereur du Saint Empire, Henri I, ouvrant par là la porte aux futures querelles entre le sacerdoce et l'Empire. La politisation de l'Eglise était gravement ancrée dans les mœurs aussi bien en Angleterre qu'en France où les rois vendaient les évêchés. Les premiers papes réformateurs, Brunon évêque de Toul, devenu Leon IX, Victor II, Nicolas II s'usèrent à la tâche pour des pontificats de très courte durée et, s'ils furent des hommes de valeur, ils n'avaient pas moins été désignés par les empereurs allemands qui devenaient ainsi de véritables « faiseurs de papes. »

Ce n'est qu'en 1059 que les papes votèrent le decret qui réservait l'élection aux cardinaux. L'action du cardinal d'Ostie Pierre Damien fut prépondérante dans la profonde réforme qui redonna aux papes valeur et puissance spirituelle. Celui qui recueillit le fruit de toutes ces années d'effort fut le pape de la réforme dite grégorienne, Grégoire VII.

Ces années de fer n'en avaient pas moins vu la conversion au christianisme des Danois, suivie de celle de toute la Scandinavie puis de la Pologne, de la Bohème et de la Hongrie ; la réflexion philosophique et théologique jetait les bases de la scholastique, la dynastie germanique des Otton était à son apogée, les Belles Lettres s'illustraient tout particulièrement en Italie ; malheureusement dans le même temps, le schisme entre catholiques et orthodoxes devenait un fait irréversible.

En ces temps, beaucoup de miséreux vagabondaient sur les routes, en Orient le Concile de Trullo (en 692) [note34] s'était déjà élévé contre ces errants qui se disaient poussés par Dieu mais n'étaient, selon l'Eglise (sans doute en partie était-ce vrai...) que de « faux ermites » et de parfaits « simulateurs de religion », en tout cas n'avaient personne pour les guider ou les autoriser. Cela explique les exhortations répétées de Pierre Damien, puis d'Yves de Chartres (1040-1116) l'un des plus grands juristes du Moyen Age [note35] ; ils prônaient le cénobitisme, la vie en commun dans les abbayes : certes le solitaire qui, rempli de vertus religieuses, cherche Dieu loin du monde est digne d'admiration ; mais il faut manquer sérieusement de psychologie pour ignorer combien il est difficile de vivre dans la solitude :

[note34] : Sixième concile de Constantinople. [note35] : Voir aussi le concile de Latran II en 1139.

« Tu t'engages mon frère dans une voie ardue, toi qui veux suivre les Paul, les Antoine et les Macaire »

écrit à un religieux à son ami tenté par l'anachorèse [note36]. On apprenait dans les monastères que les moines soumis à un abbé rencontreront trois péchés capitaux sur leur route , la gourmandise, la luxure et l'avarice. Mais l'ermite, lui, devra triompher de cinq péchés, l'acedie, la vaine gloire, l'orgueil, la tristesse et la colère ! Pour Jean Climaque le néophyte qui devient ermite est un voyageur qui veut traverser la mer sur une planche. [note37]

[note36] : Etienne de Tournai, Ep. PL CCXI col. 445-446. [note37] : Gougaud, op. cit. p. 44.

Pourtant devant la décadence qui avait frappé les plus prestigieux établissements religieux en raison de la mainmise des puissants, devant le relâchement du clergé, la violence, la misère des temps, le temps des réformes et du renouveau allait être annoncé par une véritable floraison d'ermites.

 

Pour les populations de la Romania chrétienne, la ferveur trouva à s'aiguiller dans deux directions : le monachisme bénédictin, renouvelé par Cluny, et la recherche ascétique. Dans toutes les directions explorées, brillent des esprits supérieurs et des hommes de grande sainteté : A Cluny, les saints abbés Hugues, Mayeul, Odilon ; au Bec, Lanfranc et saint Anselme ; en Italie affluent des moines et des religieux de rite grec, fuyant la Sicile tombée aux mains des Musulmans, ils s'installent en Calabre et refondent le « désert » au milieu des montagnes. Des ordres qui s'inspirent du cénobitisme byzantin – semi érémitiques – vont alors se créer autour de Romuald et de ses camaldules. On citera ici Pomposa, Fonte Avellana, Vallombrosa...

* l'essor des XIe et XIIe siècles

Jean Marie Sansterre [note38] rappelle qu'il était de coutume dans l'abbaye bénédictine de Pomposa que les abbés finissent leur vie en ermitage ou, au moins s'y retirent pour de longs séjours. Cela dura jusqu'au début du XIe s. La grande abbaye témoigne ainsi de façon précoce à la fois du renouveau érémitique et de la difficulté qu'eut le monachisme à  l'admettre en son sein.

[note38] : « Le monachisme bénédictin d'Italie et les bénédictins italiens en France face au renouveau de l'érémitisme à la fin du X et au XIe s. », in Ermites de France et d'Italie..., p. 29-46.

Pour le présent propos, nous intéressent la place que l'Italie tint en ce mouvement et les liens qu'entretinrent certains grands religieux d'Italie avec la France.

Peut-être parce que nous sommes tributaires de nos source écrites, un grand nombre des ermites italiens de ce temps que nous connaissons appartiennent à la catégorie des « ermites de l'intérieur »,  venus du monastère et y retournant, leur anachorèse est périodique. Ils ont ceci de remarquable qu'ils sont fondateurs de nombreux établissements mais semblent incapables de rester en place, ainsi de Dominique de Sora († 1032) [note39] qui passa sa vie à se déplacer de la Sabine aux Abruzzes puis dans le Latium ; d'Amicus († entre 1040 et 1050) [note40] qui fut ermite aux confins des Marches mais mourut au monastère ;  de Jean Gualbert (995-1073), fondateur de l'ordre des Vallombrosains rattaché aux Bénédictins, qui passa un long moment à côté de son abbaye dans un ermitage avec trois compagnons ; de Romuald surtout et de son ordre camaldule qui est un ordre semi-érémitique.

[note39] : François Dolbeau, « Le dossier de saint Dominique de Sora d'Albéric du Mont-Cassin à Jacques de Voragine », In Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes,T. 102, n°1. 1990. pp. 7-78. [note40] : Vita Amici , AASS, Nov II.

Que les récits des Vies des Pères du Désert aient nourri les idéaux de ces moines apparaît bien dans le récit de la vie de Bononius († 1026) : originaire de Bologne, ce religieux admirait tant les solitaires de Thébaïde, qu'il s'exila et vécut son érémitisme sur le Sinaï avant de revenir pour être élu abbé des Saints Michel et Janvier de Lucedio [note41]. Sa Vita lui prête une fondation bénédictine en Egypte. Enfin lors de son séjour pyrénéen, Romuald s'imprégna de la lecture des Vitae Patrum.

[note41] : Vita Sti Bononii abbatis Locediensis, MGH Scriptores XXX 2 Lepizig p. 1026-1030.

On notera qu'un certain nombre de ces anachorètes entretinrent un rapport un peu mystérieux avec saint Michel – fait à noter en ces fêtes johanniques ! – On sait que Romuald passa un moment de son existence à Saint-Michel de Cuxa. Il existe aussi un trouble récit au sujet de Saint Michel de la Chiusa qu'un récit un peu tardif relie à un ermite qui vivait tout près.

Pour sa part, saint Thibaut, originaire de Provins, termina ses jours près de Vicenze. Un autre ermite suivit le chemin inverse, c'est Anastase, un ascète que la postérité a quelque peu dédaigné, quoiqu'il ait été assez admiré de son temps pour que l'on possède sa Vita. Anastase était né d'une noble famille vénitienne [note42] Il décida tout jeune de se faire moine et après un long périple, choisit de se rendre au Mont-Saint-Michel, il s'en éloigna assez vite pour se fixer en ermite sur le rocher de Tombelaine,  c'est donc un « ermite de l'intérieur ». Saint Hugues de passage l'emmena à Cluny où Anastase resta un certain nombre d'années, passant ses carêmes en ermitage, puis il fut désigné par le pape afin d'aller prêcher les Musulmans d'Espagne. Mais il n'y eut pas de résultats. Il accompagna une seconde fois Hugues de Cluny dans le Sud Ouest pour une fondation. Sur son chemin de retour, il s'arrêta à Pamiers pendant le carême pour  vivre ce temps de pénitence dans un ermitage situé en montagne. Il se repartait vers la Bourgogne quand il mourut en route à Saint Martin d'Oyde, tout près de Saint-Michel-en-Ariège.

[note42] : « Gloriosissimus Anastasius confessor Dei, Venetias oriundus, secundum dignitatem huius mundi genereclarus enituit, patre et matre non infimis ortus. » in PL 149, Sti Anastasii monachi et eremitae, p. 425-436. Toute cette analyse s'appuie sur Mathieu Arnoux, « Un Vénitien au Mont-Saint-Michel : Anastase, moine, ermite et confesseur » ( † vers 1085). In Médiévales, n° 28, 1995. pp. 55-78.

Durant son enfance, Anastase avait reçu une culture non seulement latine mais grecque, ce qu'atteste son nom. Ce dernier trait a incité Mathieu Arnoux à lui supposer des origines hélléniques ou dalmates.

Même si Anastase a quitté définitivement Venise pour se consacrer à l'anachorèse, il présente de nombreuses ressemblances avec Romuald, comme lui de double culture gréco-latine, comme lui attaché à la règle bénédictine, mais toujours en route vers une ascèse plus profonde, à l'image du « plus profond désert »,  tant recherché par Antoine.  Anastase, est dit par sa Vita « moine Et ermite », quand il se retire dans la montagne pour ses austérités liées au temps de carême, il élit un abri particulièrement sauvage en altitude tandis que son compagnon reste en contrebas et vient de temps à autre le ravitailler, ce qui ressemble là encore à l'organisation imaginée par Romuald pour les Camaldules.

Ce qui est intéressant est que la venue d'Anastase au Mont Saint-Michel a coïncidé avec l'abbatiat d'Italiens (dans les années 1020), dont le plus célèbre est Guillaume de Volpiano, qui fut dans les faits abbé du Mont de 1023 à 1031. Guillaume de Volpiano, abbé de Saint Bénigne de Dijon, gouvernait aussi Fécamp et Bernay, il y appliqua les projets réformateurs venus d'Italie. Pendant ce temps, un ermite comme Anastase faisait connaître aux Normands et aux Bourguignons les idéaux qu'avaient cultivés Romuald et les milieux qui générèrent les Camaldules.

Même si tout rapprochement entre Thibaut de Provins et Anastase de Tombelaine relève de l'hypothèse, on n'oubliera pas que les comtes de Blois-Champagne étaient les proches voisins de la Normandie et non moins de Dijon. Plutôt que d'influences, il faut ici parler de « l'air du temps » pour expliquer que, parmi les jeunes gens qui se lancèrent dans l'aventure de la foi au sortir d'une longue période de troubles dont à peine s'amorçait l'achèvement, Thibaut de Provins fait partie des plus précoces. Et les idées voyageaient avec les hommes, bien plus mobiles qu'on l'imagine aujourd'hui. Dans ces mêmes années 1025, la Normandie ne vit-elle pas passer un ermite nommé Syméon du Sinaï qui venait tout simplement recueillir des aumônes destinées au grand monastère Sainte Catherine d'Alexandrie – autre sainte chère à Jeanne d'Arc– ? Syméon fit cadeau au duc Richard des reliques de Catherine, sainte patronne des philosophes et protectrice non moins des simples jeunes filles, et ces reliques furent déposées dans l'abbaye rouennaise de la Trinité, sur le mont désormais dénommé Sainte-Catherine. De cet ermite Syméon, venu du lointain Orient, on sait encore, grâce au moine qui retraça sa Vie, qu'il finit ses jours, reclus contre la Porta Nigra de Trêves.

Enfin parmi les disciples de Guillaume de Volpiano, on n'omettra pas de citer son neveux, Jean de Fécamp, né dans les environs de Ravenne vers 990 († 1078). Il succèda à son oncle comme abbé de Saint Benigne en 1052, après avoir dirigé Fécamp dès 1028 [note43]. Ce grand voyageur, surchargé de tâches administratives, vécut pleinement la dureté de ces temps où la misère obligeait Guillaume de Volpiano à vendre la vaisselle précieuse de Saint-Benigne pour pouvoir donner l'aumône aux miséreux. Jean de Fécamp fit partie des réformateurs, mais il fut toujours, comme il le dit, « ermite de désir » ; ce tout petit homme qu'on appelait du diminutif de Jeannelin avait commencé sa vie comme anachorète, il désira toujours au moins l'y terminer, comme Romuald ou comme Bruno. Mais la réforme exigeait que les religieux fassent passer avant tout le service de l'Eglise, ainsi pour le futur archevêque de Bordeaux Geoffroy de Lauroux, que saint Bernard tira de vingt années paisibles d'érémitisme pour l'envoyer résoudre le schisme de l'antipape Anaclet.

[note43] : Dom Jean Leclercq et Jean-Paul Bonnes, Un maître de la vie spirituelle au XIe siècle, Jean de Fécamp, Paris, Vrin, 1946.

Si Eucher a écrit une poétique louange de la solitude, Jean de Fécamp nous laisse pour sa part une déchirante Lamentation sur la solitude perdue.

 

O casta et munda solitudo, sedes pacis et repausationis gaudens familiari Deo, diu exquisita tandemque inventa ! Quis te mihi abstulit, dilectam meam ?[…]

O bona et decora heremus, plena liliis, respersa floribus, foecunda pretiosorum lapidum qui in ædificio civitatis Regis æterni ponuntur [...]

Miserere mei sicut coepisti, libera me ab hoc maligno saeculo et ne sinas famulum tuum ulla occasione implicari in eo. Libera, liberator omnium in te sperantium Deus, libera, quaeso, proprietate et bonitate tua, libera animam servi tui ab his iurgis et contentionibus, ab his causarum tumultibus et multiplici adventantium strepitu, ab hoc multo sæculo quod patior in monasterio, inter hanc frequentiam fratrum, ubi cotidie in multis offendo... [note44]

O pure et chaste solitude ! siège de la paix et du repos, tout heureuse de la familiarité de Dieu, toi longuement cherchée, enfin trouvée ! Qui t'a emportée loin de moi, ma bien aimée ? […]

O désert bel et bon, rempli de lys, débordant de fleurs, riche des pierreries déposées dans la demeure du Roi éternel […]

Pitié pour moi comme tu l'eus au commencement, délivre moi de ce siècle mauvais, n'y laisse pas ton serviteur s'y empêtrer pour quelque occasion ! Libèrez moi, mon Dieu, libérateur de tous ceux qui espèrent en Vous, libérez-moi, je Vous en prie, par la bonté qui Vous est spécifique, délivrez l'âme de votre serviteur de ces disputes et de ces conflits, du tumulte des causes, du vacarme multiple de ce qui va arriver, de ce siècle pléthorique que j'endure dans le monastère, au milieu de la presse des frères, où chaque jour j'affronte quantité de soucis.

[note44] : op. cit. ci-dessus, p. 185, 186, 195.

 

Des troubles du IX et du Xe siècles, devait sortir la Réforme qui conduisit vers le « beau Moyen Age ». En ce qui concerne les ermites, il semble que l'Eglise resserra sa mainmise sur ceux qui se consacraient et devaient le faire suivant la règle. Cette méfiance devait perdurer jusqu'au concile Vatican II. Au XII et au XIIIe s., beaucoup de saints commencèrent leur vie par la solitude, bien rares furent ceux qui l'y terminèrent, nombreuses furent au contraire les créations d'ordres religieux nouveaux, fondés par des anciens anachorètes. Des ermites solitaires et indépendants, on en trouve surtout dans les romans. On peut croire que cela représentait une réalité... mais un vrai littéraire est toujours méfiant lorsqu'on veut rapprocher l'imagination et l'Histoire. Ce qui est certain, c'est que cénobites, semi-ermites ou ermites détachés, tous continuèrent de nourrir en eux comme un idéal la spiritualité du désert qu'avait incarnée le récit des Vitae Patrum.