par Marie-Geneviève Grossel, Université de Valenciennes
Pour mieux comprendre les hommes de ce temps et ainsi leur rendre justice, pour retrouver les idéaux capables de susciter une aventure existentielle comme celle de saint Thibaut, un des grands de la cour comtale, nous aimerions redessiner le décor qui était leur quotidien, saisir un peu de la personnalité de ces nobles à la lumière de leurs actes. Mais la tâche, déjà difficile pour le XIIe siècle, au temps des splendeurs de la cour de Champagne, et pour le XIIIe siècle, au temps du roi trouvère Thibaut IV, devient bien plus incertaine encore lorsque nous nous enfonçons dans le temps.
Nous ne parlerons ici que de ce qui est moins connu, des origines des comtes qui étaient alors fieffés aux bords de la Loire jusqu'au moment où la Champagne devient l'apanage de l'aîné des fils, c'est-à-dire jusqu'à – exclusivement– Henri le Libéral.
Pour donc en venir à ces années où se constitue ce qui allait être le comté de Champagne et de Brie, les personnages que nous allons rencontrer ne sont pas moins hauts en couleurs que leurs descendants, Thibaut le Tricheur a mérité de devenir un véritable héros mythique à la manière de Gilles de Rais passé dans la légende sous les traits (assez inattendus il faut le dire !) de Barbe-Bleue ; Eudes II de Blois possède une véritable stature épique. Il faut d'ailleurs se demander pourquoi les jongleurs n'ont pas célébré sa figure comme celle de l'obscur comte Vivien ou de l'incertain Roland. Quant à Thibaut II dit le Grand, qui ne comptait pas moins parmi ses amis qu'un saint Bernard et un saint Norbert, l'hagiographie l'a attiré dans ses exempla. Mais il n'a pas accédé à la sainteté légendaire, sans doute parce qu'il vivait déjà à une époque où les nobles bienfaiteurs ne passaient plus sur les autels de moines reconnaissants.
Lors de la domination mérovingienne, entre 511 (mort de Clovis) et 639( mort de Dagobert), une longue expansion burgondo-orléanaise fut le lot de Troyes, Sens, Meaux ... tandis que Reims et Châlons étaient presque constamment rattachées à l'Austrasie. C'est vers 575 qu'apparaît le terme de ducatus Campaniæ, il s'agit alors d'une dénomination politique et militaire, fixé au Nord; car le Sud de l'actuelle province est burgonde. Le royaume devait connaître une nouvelle réunification entre les mains de Pépin, puis de son fils Charlemagne. Le terme de ducatus Campaniæ disparut à ce moment. Au temps des Carolingiens, la Champagne est le centre de la Francia, elle est pleine d'abbayes royales, tous les actes symboliques de la nouvelle dynastie s'y déroulent : sacres comme dépositions.
En 843, c'est le partage de Verdun dont devait sortir le destin de l'Europe, et de la France en particulier, pour de longues années : Charles le Chauve reçut la Francie occidentale ; Lothaire, la Francie médiane de l'Italie à la Frise et Louis le Germanique, la Francie orientale, futur noyau du Saint Empire Romain germanique.
Si les Bosonides sont à l'origine de la Bourgogne féodale, si les Robertiens deviendront bientôt la dynastie royale légitimée, effaçant les Carolingiens, à l'origine du comté de Champagne, c'est une autre famille de grands seigneurs que l'on trouve : les Herbertiens, possessionnés entre l'Oise et la Marne.
Le plus ancien de ces seigneurs, d'ascendance carolingienne, s'appelait Herbert I, sa fille Béatrice fut la grand-mère d'Hugues Capet. Le fils, Herbert II de Vermandois (880 /943), épousa la fille du roi Robert I qui lui apporta le comté de Meaux. Ses alliances, réalisées grâce aux mariages des membres de sa lignée, donnèrent à Herbert de Vermandois une quantité de droits dans toute la région champenoise.
A sa mort, Herbert de Vermandois (943) laissait un vaste domaine à sa descendance. Les enfants d'Herbert, trop jeunes, tombèrent sous la coupe de Hugues le Grand, père d'Hugues Capet qui se fit leur tuteur. Hugues commença par remarier sa nièce Liutgarde, veuve de Guillaume Longue Epée, duc de Normandie, à Thibaut de Blois que l'histoire connaît sous le nom de Thibaut le Tricheur, Thibaut possédait Tours, Blois, Chartres et Châteaudun.
Né vers 910, mort en 975, Thibaut le Tricheur descendait d'un Thibaut mal documenté qui possédait la vicomté de Tours. Par sa mère Richilde, Thibaut était d'ascendance royale, car la grand-mère de Richilde était la fille de Charles le Chauve. Apparenté aussi au comte Hugues de Bourges, par sa lignée paternelle Thibaut le Tricheur était un homme de la Loire, tandis que du côté maternel grâce à la politique d'hypergamie des siens, il appartenait à l'horizon européen. Les contemporains l'appellent toujours Thibaut de Blois, ce n'est que bien plus tard qu'il fut affublé du surnom hautement pittoresque de Tricator, qu'il a gardé pour la postérité.
Comme souvent, c'est la légende qui est née de l'histoire puis l'a habillée et enrichie jusqu'à effacer la réalité, car ce lointain ancêtre des comtes de Champagne n'était ni plus ni moins fourbe et accapareur que tous ses contemporains. Du fait que le prénom de Thibaut fut porté de père en fils, on surnomma assez tôt notre Tricheur vetulus, « l'ancien » ou le « vénérable ». Du coup, la légende a fait de lui un très grand vieillard, alors qu'il est mort âgé d'à peu près 65 ans (910/975) et de très grands historiens comme Ferdinand Lot n'ont pas hésité à voir en lui un centenaire en lui attribuant tous les actes qui concernent son père ...
Ni Flodoard ni Richer, ses quasi contemporains, ne l'ont qualifié de fallax ou tricator, le surnom apparaît seulement au XIe siècle, chez Raoul Glaber. Or cette réputation lui vient pour une part des Rémois, Flodoard n'aime pas Thibaut, tout simplement parce que Flodoard était un pro-carolingien, tandis que Thibaut de Blois, par ses alliances et par les actes de sa vie, est un Robertien évident. Mais celui qui a le plus contribué à bâtir la détestable réputation du comte de Blois est sans conteste Dudon de Saint-Quentin qui est le panégyriste ardent des Ducs de Normandie, or Thibaut de Blois et Richard de Normandie furent des ennemis irréductibles. L'autre famille ennemie de Thibaut fut celle des Foulques, seigneurs de la maison d'Anjou, qui dès ces années-là entamèrent la lente, mais irrésistible, ascension d'une lignée qui allait tout simplement donner le jour aux siècles suivants aux Plantagenêt avec le destin que l'on sait. On ne s'étonnera donc pas que ce soit surtout chez les Anglo-normands que fut utilisé et proclamé le surnom de Tricheur. En tout cas le poète fameux du roi d'Angleterre Henri II Plantagenêt , l'anglo-normand Wace, inventeur en roman du roi Arthur, écrit au XIIe siècle :
Thibaut fu nez de France un des plus haus baronz. Mult par avoit par la terre chastelz forz e mesonz, Asez sout de paroles et de seducionz. Thiebaut li quenz de Chartres fu fel e engignous, ...Chevaliers fu mult prous e mult chevalerous, Mez mult par fu cruel e mult fu envious. ....A home ne a fame ne porta amistié, De franx ne de chaitif n'out merchi ne pistié, Ne ne dota a fere mal ovre ne pechié. |
Thibaut était de France, c'était l'un des plus hauts barons, Il avait en ses terres bien des châteaux et maisons-fortes, Il savait assez parler et tromper Thibaut comte de Chartres était félon et trompeur, .. C'était un preux chevalier au grand courage, Mais il était trop cruel et plein d'envie. ....Ni homme ni femme n'était son ami, Il n'avait pitié ni compassion pour homme libre ni captif Il ne craignit jamais de mal agir ou de pécher |
Encore quelques décennies et Thibaut entre dans la légende ... Il est, par les nuits de tempête, le chef de la chasse maudite, le vieillard maudit qui revient à jamais hanter le lieu de ses crimes ...
Pour en revenir au vrai Thibaut de Blois, sa famille était originaire de Tours. Mais il est très difficile de savoir comment les ancêtres directs de Thibaut entrèrent en possession de leurs biens. Ce qui est incontestable, c'est l'étendue de son domaine qu'il lègue à sa mort à son héritier, dix avant l'avènement d'Hugues Capet, rien moins que les comtés de Tours, de Blois, de Chartres et de Châteaudun, Chinon, Saumur, Bourgueil, tandis que se dressent en face de lui, Loches, Amboise, jusqu'à Bourges, domaine de son rival le comte d'Anjou.
La puissance de Thibaut de Blois s'accrut considérablement lorsqu'il épousa vers 944 Lietgarde de Vermandois. A la mort d'Herbert II de Vermandois, Thibaut de Blois continua d'être l'allié de ses fils tout en suivant Hugues le Grand, c'est ainsi que, lorsque les Normands remirent le roi Louis IV d'Outremer leur captif à Hugues, c'est à Thibaut le Tricheur que le duc des Francs confia la garde du royal prisonnier.
Les années suivantes furent dures pour Thibaut qui entra dans une guerre longue et difficile contre Richard de Normandie. Celui-ci réussit à isoler le comte de Blois, car à la mort d'Hugues le Grand, il épousa sa fille Emma, sœur d'Hugues Capet. Dans la lutte très violente qui les opposa, Richard n'hésita nullement à faire appel à des Normands de Norvège qui vinrent lui porter aide et le fils aîné de Thibaut âgé de 17 ans resta sur le champ de bataille... Mais le récit de Dudon de Saint Quentin est comme nous l'avons vu à lire avec circonspection.
Les dernières années du Tricheur ne nous sont pas connues par l'histoire, sans doute parce qu'il ne se frotta plus à des ennemis aussi bien nantis de chroniqueurs que Richard le Normand. On le voit dans les actes de donation pieuse combler de ses biens Saint Martin, saint Florent de Saumur, envoyer de précieuses reliques de sainte Agnès à Utrecht dont l'évêque était depuis très longtemps son ami. Thibaut fut peut-être enterré auprès de son père, à Saint-Martin de Tours, de ses trois fils mis à part l'aîné Thibaut mort à la bataille, Hugues fut archevêque de Bourges et Eudes succéda à son père. La fille Emma épousa le duc d'Aquitaine Guillaume (les Aquitains seront pour très longtemps des alliés des Thibaudiens).
Eudes I, fils de Thibaut le Tricheur, porte déjà dans certaines chroniques le surnom de « Champenois », soit à cause des terres qu'il possédait en ce comté du fait de sa mère, soit par analogie avec son fils, beaucoup plus fameux que lui. Il semble avoir eu constamment le désir d'accroître ses biens, du vivant même de son père, il s'empara de Coucy, terre de l'archevêque de Reims qui s'efforça en vain de le lui reprendre et se fit donner Dreux par le roi en 990 ou 991. Il apparaît dans les chartes comme maître de Meaux et de Châteaudun, il essaya également de conquérir Melun et Nantes, mais sans succès. Il mourut dès 995, ayant revêtu in articulo mortis l'habit religieux à Marmoutier où il venait de remplacer les chanoines par des moines clunisiens. Eudes avait épousé Berthe fille de Conrad le pacifique roi d'Arles-Bourgogne et de Mathilde de France, fille de Louis IV d'Outremer qui lui avait donné quatre fils Thibaut, Eudes, Thierry et Landry et une fille Agnès. Eudes II son successeur dut naître vers 982.
A peine veuve, sa mère Berthe de Bourgogne épousait le roi Robert II.
Robert était certainement en rébellion contre son père le vieil Hugues Capet quand il décida de répudier son épouse légitime l'Italienne Roza. Il faut dire que c'est une vieille femme de 35 ans, Robert en a 19 et elle ne lui a toujours pas donné d'enfants. Pour cette raison, Hugues Capet accepte le divorce, mais il s'oppose au choix de son fils, car Berthe est la mère de l'héritier de Blois, famille ennemie des capétiens. Mais Hugues meurt et le mariage a lieu. Le roi Robert espère bien ainsi mettre la main sur le comté de Blois. En vain, car les nouveaux mariés sont consanguins et de plus Robert est parrain du fils de Berthe, Thibaut, ce qui rend l'union incestueuse ! Cette union restera d'ailleurs stérile, ce qui décidera pour finir le roi menacé d'excommunication à répudier sa seconde épouse.
Berthe usa dûment de la protection de son royal époux car à peine Eudes I mort, Foulques d'Anjou, profitant de la jeunesse des héritiers fondait sur Tours et s'en emparait. Le roi intervint et le contraignit à rendre la ville. L'aîné des fils d'Eudes I, Thibaut, ne fut pas longtemps à la tête du comté : parti péleriner à Rome, il mourut sur la route du retour en 1004.
Son frère Eudes II qui avait été coseigneur devint alors l'unique comte. Il avait 22 ans. Peu après il épousait la soeur de Richard II de Normandie, Mathilde. Mais il en était veuf dès 1005, Eudes se remaria avec Ermengarde, fille du comte Robert d'Auvergne et d'Ermengarde de Toulouse.
Peu après les hostilités, qui n'avaient jamais vraiment cessé entre la maison d'Anjou et celle de Blois, se rallumèrent autour de la possession de la ville de Tours. Foulques avait entouré la cité d'un réseau serré de maisons fortes et de châteaux. Profitant du fait que Foulques était parti péleriner à Rome, Eudes essaya de s'en emparer, mais ce fut lui qui fut défait par Foulques revenu précipitamment et le comte de Blois ne dut son salut qu'à l'aide que lui apporta son ex-beau père le roi Robert qui, pendant un certain temps, fit preuve d'une grande indulgence à l'égard d'Eudes. Il supporta encore que le comte de Blois aide Renard de Sens à récupérer sa ville dont le roi l'avait chassé pour exaction contre son archevêque. Sur ces entrefaites mourut Etienne de Vermandois qui était le possesseur du comté de Troyes (1019). Etienne n'avait pas d'héritier. Robert était son cousin au septième degré, Eudes l'était aussi mais au cinquième... Sans demander rien au roi, Eudes entra dans le Troiésin et en prit possession. Robert fut obligé d'accepter le fait accompli, mais il cherchait vengeance ; il la trouva bientôt, Eudes depuis sa nouvelle possession s'était aventuré en Lorraine et y avait pris des biens. L'empereur Henri II porta plainte devant le roi suzerain d'Eudes. Les deux souverains se rencontrèrent au cours d'un plaid judiciaire qui condamna Eudes à restituer les biens volés. Robert en profita pour réclamer aussi le Troiésin, ce qui poussa Eudes à quelques incursions dévastatrices sur les terres royales. Robert décida un nouveau plaid où il voulait se faire assister par Richard de Normandie, mais ce dernier se récusa, Eudes écrivit alors une lettre au roi où il justifiait son droit de succession, nous possédons encore cette lettre. Robert dut s'incliner et Eudes devint le maître légitime de la Champagne troyenne. Cela lui donna aussitôt des appétits du côté de Reims, comme il s'était emparé déjà de Roucy, l'archevêque Ebles demanda son aide au célèbre évêque Fulbert de Chartres que des liens d'amitié profonde attachaient à Eudes. Eudes promit de ne plus s'attaquer à Reims et il tint parole.
L'empereur Henri II de Germanie étant mort, lui succéda Conrad II. les Lombards en profitèrent pour se soulever et pour les soutenir, proposèrent la couronne simultanément au duc Guillaume d'Aquitaine et au comte de Blois et Champagne Eudes II. Le roi Robert ne pouvait accepter ce dangereux accroissement d'un comte qui lui était sourdement hostile, il agit pour que Guillaume l'emportât dans le choix italien. Guillaume ne réussit d'ailleurs pas à s'imposer. Foulques d'Anjou voyant qu'Eudes s'occupait ailleurs se précipita aussitôt sur Saumur qu'il enleva. Dans la guerre qui s'ensuivit, Eudes ne réussit pas à triompher de son ennemi traditionnel. Mais le roi ne put venir en aide à son beau fils, car la reine Constance avait décidé son fils cadet Robert qu'elle préférait à se rebeller contre son père. Le roi était occupé à mater la révolte quand il mourut (1031).
Eudes avec son caractère aventureux caressait déjà d'autres rêves : Rodolphe III roi de Bourgogne venait de mourir sans héritiers (1032). Rodolphe avait deux soeurs, Gerberge qui avait donné sa fille Gisèle à l'empereur Conrad II le Salique, et Berthe qui était la mère d'Eudes de Blois-Champagne. Neveu et nièce avaient théoriquement les mêmes droits, mais sur son lit de mort, Rodolphe fit transmettre la couronne royale et la lance de Saint Maurice au mari de sa nièce. Conrad était alors occupé à guerroyer contre les Polonais. Eudes lui envoya des pourparlers de négociations, mais le Germanique refusa tout compromis. Alors Eudes entra en Bourgogne mit la main sur Vienne et divers bien entre Saône et Jura et décida de se faire couronner. Conrad ne l'entendit pas de cette oreille ! Il s'assura de la neutralité du roi de France Henri et marcha sur la Bourgogne. Il s'acheta un certain nombre de seigneurs bourguignons et ravagea la Champagne. Eudes feignit de se soumettre, mais très vite il recommença de piller le pays, il assiégea Commercy, il s'empara de Bar-le-Duc, il ne rêvait pas moins que d'atteindre Aix-la-Chapelle et d'y recevoir la couronne. Conrad marcha contre lui et une violente bataille opposa les troupes d'Eudes à celle de l'Empereur et ses alliés entre Bar et Verdun. C'était en novembre 1037. Au cours de l'affrontement des plus sanglants, le comte Eudes fut tué et, comme Charles le téméraire auquel il ressemble par tant de points, on ne retrouva que le lendemain son corps dénudé abandonné au milieu des morts. Il n'avait conservé sur lui qu'un petit reliquaire qui ne le quittait jamais. Encore fallut-il demander à sa veuve Ermengarde de reconnaître. le corps. On l'inhuma à Marmoutiers et son fils Thibaut, qui avait pu échapper au carnage, lui succéda.
Si tels sont les événements de l'existence mouvementée d'Eudes qui fut un valeureux et chimérique chevalier, on doit aussi pour lui rendre justice évoquer sa profonde piété. Il fut généreux presque à l'excès dans ses donations, notamment à Saint-Martin de Marmoutier, Saint-Père de Chartres, Saint-Florent de Saumur, Saint-Pierre de Bourgueil, Saint-Martin d'Epernay, Notre Dame de Pontlevoy, il s'attacha tout particulièrement à introduire la réforme clunisienne tant à Saint-Père qu'à Saint-Faron de Meaux. Aussi les chroniqueurs disent-ils à son sujet que s'il avait commis de grands crimes de guerre, il obtint le paradis par les prières de Saint Martin qu'il avait tant protégé. Contrairement à son aïeul Thibaut affublé du surnom de Tricator, c'est avec l'épithète de famosus et même famosissimus qu'Eudes est entré dans les livres d'histoire de son temps. On regrettera seulement que, perdu entre sa piété un peu sourcilleuse et ses grands rêves politiques, il n'ait pas accordé de place à sa cour à quelque poète qui aurait fait de lui un héros de la geste. Il était sans doute encore trop tôt pour cela, les Angevins et les Normands eux-mêmes n'allaient s'attacher à leur fama que quelques décennies plus tard.
A la mort d'Eudes II, sa fille était l'épouse du duc Alain de Bretagne, ses fils Thibaut qu'on appelle Thibaut I (1019-1089) et Etienne se partagèrent le domaine. Etienne de par le choix de son prénom était promis à obtenir la partie champenoise, issue de l'héritage d'Etienne de Troyes, Thibaut reçut la partie ligérois-blesienne. Mais ce fut aussi au moment de cette succession que la lignée perdit la ville de Tours, définitivement enlevée par le comte d'Anjou qui avait pris soin de ne pas se mouiller dans la révolte de Robert, frère du roi Henri. Thibaut, tombé dans les mains de son ennemi héréditaire, fut contraint pour obtenir sa libération et la vie sauve de céder à l'Angevin Tours et la Touraine. Peu après nous le voyons marié à Gersende du Mans : elle lui donnera Etienne-Henri, successeur de son père au comté.
A cette époque Thibaut porte à la cour du roi le titre de « comte palatin ». Très vite la mort de son frère Etienne met entre ses mains la Champagne, tandis qu'il exerce la tutelle de son très jeune neveu, Eudes. les affaires du comté l'occupent déjà tout particulièrement : en 1048 il donne à Montier-la-Celle l'église Saint Ayoul de Provins, en 1054, il signe des chartes pour Montier-en-Der, à cette même époque il se rend à Mayence et il prête hommage à l'empereur. Quand le jeune Eudes arrive à sa majorité, Thibaut obtient qu'il lui prête hommage. Mais il n'avait pas prévu la rébellion du jeune homme qui se jette dans les bras de l'évêque de Châlons pour contrecarrer la puissance de son oncle. En réalité, le garçon se faisait manœuvrer magistralement par l'ecclésiastique qui y gagna de se libérer totalement de la tutelle du comte de Champagne. Dès lors Thibaut aspira secrètement à se libérer de cet incapable qui compromettait avec une belle inconscience l'intégrité de son patrimoine. L'occasion s'en présenta bientôt : en 1066, c'est la conquête de l'Angleterre. Eudes fut de l'expédition, il y gagna la main de la sœur de Guillaume-le-Conquérant, les comtés d'Aumale et d'Holderness, et c'est le cœur léger qu'il renonça à la Champagne, où d'ailleurs il était poursuivi pour meurtre. Thibaut I put ainsi opérer la réunification de ses domaines sous sa seule autorité qu'il devait exercer durant cinquante deux longues et fructueuses années.
Dès le départ d'Eudes pour l'Angleterre, Thibaut s'occupa de récupérer Vitry que le jeune comte de Troyes avait inféodé à Raoul de Valois. Or les Valois étaient une principauté en pleine ascension, Raoul en épousant Adèle de Bar-sur-Aube venait d'acquérir cette place. Il la conserva lorsqu'il renvoya Adèle pour épouser Anne de Kiev, veuve du roi Henri I qui lui apporta son douaire, Notre-Dame de Laon, et lui valut l'excommunication. Comme Raoul avait aussi acquis, par suite de déshérence, Amiens et le Vexin, sa puissance devenait vraiment inquiétante sur les frontières du comté de Blois-Champagne. Raoul était un aventurier de haut vol, il mourut excommunié. A peine était-il enterré que le roi Philippe I se ruait sur l'héritage. Il ne réussit pas pour autant à triompher de l'héritier, le fils de Raoul, Simon de Crépy. Mais un autre destin attendait ce jeune prince. Il était d'une religiosité inquiète et tourmentée, hanté par la mort de son père excommunié. Il décida de faire exhumer le corps du défunt qui avait trouvé sa sépulture dans une terre injustement usurpée pour le ramener sous la protection du saint qui veillait à leur lignée, saint Arnoul de Crépy. Plusieurs textes du Moyen Age ont raconté cette scène assez effrayante où le garçon, il n'avait guère plus de vingt ans, aurait vu un crapaud sortir de la bouche du cadavre. Simon abandonna tout sur le champ et partit se faire moine à Saint-Claude, il fonda un ermitage près de la source du Doubs, où il pensait finir ses jours avec quelques compagnons. Mais il conçut le désir de se rendre en Terre Sainte et sur le chemin du retour mourut à Rome, le pape Grégoire VII en personne lui aurait administré les derniers sacrements, Simon vécut de 1048 à 1080. Dans ces mêmes années 1078-80, le duc de Bourgogne, le comte de Mâcon puis le comte de Rosnay allaient suivre cet exemple.
A l'âge d'à peu près 50 ans, Thibaut I devait se remarier avec Adèle de Bar, qui lui donna, outre la terre qui dépendait de Bar, trois fils Philippe, évêque de Châlons, Eudes, dont le nom proclame le souvenir du glorieux ancêtre, Hugues enfin qui deviendra comte de Champagne avant de se faire templier.
Pour un prince resté dans le siècle comme Thibaut I, les questions religieuses avaient également une grande importance. En 1073, le pape nouvellement élu est Grégoire VII, qui s'attache aussitôt à résoudre le problème des investitures laïques. Thibaut était totalement du côté des réformateurs. Comme déjà Eudes II son père, il prit le parti du clergé et du peuple dans les élections épiscopales, il confia aux abbés le soin de veiller aux remplacements dans leur monastère ou dans ceux dont ils étaient chargés, ainsi à Marmoutier, à Montier-la-Celle. Thibaut est déjà sur les positions qui seront celles du grand canoniste Yves de Chartres à la fin du XIe siècle. Dès 1077, en nommant légat Hugues de Die, le pape Grégoire VII assurait Hugues de l'appui que lui apporterait le comte de Champagne et de Blois. On le vit bien lors du concile organisé à Meaux pour décider de l'évêché de Soissons, de difficultés à Reims, du don de certaines abbayes à Cluny ou Marmoutiers. Hugues de Die s'en retournait quand il fit étape à Vertus sur les terres de Thibaut, là il prédit à Thibaut que la reine allait mettre au monde un fils. le comte de Champagne envoya aussitôt un message à la reine qui redoutait de ne pas avoir d'héritier mâle. L'enfant naquit et reçut en guise de reconnaissance le prénom de Thibaut, mais son nom de règne devait être Louis VI...
Thibaut pour remercier l'abbé de Cluny d'avoir tenu son fils Eudes sur les fonts fit construire un prieuré clunisien à Coincy l'Abbaye. Alors que son père Eudes avait fait consacrer deux collégiales Saint-Quiriace à Provins et Saint-Martin à Epernay, Thibaut fut surtout propagateur de Cluny bien qu'il ait secrètement préféré, semble-t-il, Marmoutier. En revanche, son fils aîné Etienne-Henri fut un fervent de Cluny, il créa le prieuré Saint-Julien de Sézanne, combla Coincy de ses bienfaits et donna Saint-Germain d'Auxerre à la grande abbaye bourguignonne. Il y était peut-être poussé par son épouse Adèle de Normandie, qui sortait d'une famille traditionnellement attachée à Cluny. Veuve, Adèle finira ses jours sous le voile à Marcigny où devait aussi se retirer Raingarde de Semur (1175-1134), la mère de Pierre le Vénérable, ou Mathilde de Boulogne, la veuve du roi Etienne de Champagne-Angleterre. L'un des fils d'Etienne-Henri et d'Adèle sera moine à Cluny. Mais Thibaut I garda sa vie durant une préférence pour Marmoutier, sanctuaire familial de ses ancêtres dont la lignée trouvait son origine au pays tourangeau, il demeura un fidèle de saint Martin, le patron des Francs, en témoigne une charte d'Etienne-Henri, le fils de Thibaut I :
« A l'exemple de ses ancêtres, mon père, tant par respect et par amour du glorieux confesseur du Christ Martin que pour la religion des moines qui y vivent, honora cette abbaye et en augmenta le patrimoine, et parce que son père y était enterré, il la chérit si fort qu'au moment où il céda pour sa rançon au comte d'Anjou Geoffroi Martel qui l'avait fait prisonnier la Touraine avec sa cité de Tours, il excepta nommément ce lieu de Marmoutier et le retint sous sa propre domination. »
Mais devenue par trop excentrique dans leurs possessions, Marmoutier cessa peu à peu d'être le sanctuaire familial des Thibaudiens : à sa mort, Thibaut I confiera sa dépouille à Saint-Martin d'Epernay où reposait déjà sa mère. Et avec Marmoutier, c'est leur prédilection pour saint Martin que les Thibaudiens finirent par oublier.
Michel Bur impute à cette blessure profonde que fut la perte de Tours, métropole véritable de la famille, l'absence d'un sanctuaire familial héréditaire, l'absence aussi d'un saint auquel accorder le patronage de la lignée, et cela presque au moment où la dynastie capétienne est le théâtre d'une lutte (on peut dire féroce ) entre le patronage de Remi, baptiseur de Clovis – disons Reims, qui accapare le sacre – et celui de Denis dont la figure syncrétique englobe à la fois le saint céphalophore de Paris, Denys l'Aréopagite et son œuvre, et le disciple et compagnon de saint Paul ! Là aussi d'ailleurs, il n'y eut pas vraiment de victoire, Reims gardant les sacres et Saint-Denis les sépultures et les Chroniques officielles, tandis que le petit peuple, bien plus fidèle que les Grands, montre par les innombrables villages dédiés à Martin où continuait de se situer sa préférence.
Les Thibaudiens comptèrent pourtant un saint parmi les leurs... Thibaut de Provins qu'on date des années 1030-1060 était donc un contemporain de Thibaut I et de son fils Etienne-Henri. En s'installant dans le Provinois, les comtes de Champagne y avaient trouvée bien établie une vieille aristocratie tiraillée entre ses origines bourguignonnes et son appartenance à la Francia. C'est ce qui ressort nettement du récit de Pierre de Vangadice :
"Thibaut homme naturellement bon, de nation franque, fils d'Arnoul et de Willa, originaire du territoire de Sens, élevé au château de Provins. [...] Le château de Provins, où est né saint Thibaut est une localité populeuse, jadis soumise à la juridiction d'Eudes, ce fameux comte de Champagne dont il est certain que notre bienheureux est le propinquus."
Le père de saint Thibaut s'appelait Arnoul de Provins, on le trouve présent au conseil du comte dans les années 1050, en 1061 il apparaît dans une charte de Marmoutier où il est qualifié de nobilis vir. Cet Arnoul, comme beaucoup de seigneurs, pratiquait l'hypergamie : son épouse est d'un rang bien plus élevé, par les femmes elle était petite nièce de l'archevêque de Vienne, Thibaut, qui ayant prophétisé la naissance du saint, lui transmit son nom. Cet archevêque Thibaut était le fils du comte de Vienne, Hugues, allié aux vicomte des Sens et de Troyes ; c'était un lointain descendant des Bosonides, allié aux carolingiens par Richilde épouse de Charles le Chauve, à Richard le Justicier duc de Bourgogne, à Thibaut comte d'Arles à la fin du IX° s. Les historiens soulignent que la mémoire lignagère était très forte dans ces groupes aristocratiques, nécessitée en outre par la rigueur des interdits canoniques pour les mariages entre consanguins. C'est en ce sens qu'il faut entendre « propinquus » dans la vita de Thibaut, un « cousin » lointain sans doute, mais bien réel, de tous ces cousins, note Michel Bur, pas un n'a oublié que dans la famille, ce sont les Thibaudiens, les «cousins» qui ont réussi.
On sait que, après la première translation des reliques du saint à Vangadice en 1074, la seconde fut opérée par Arnoul, le frère du saint, abbé de Sainte-Colombe de Sens et de Saint-Pierre de Lagny, c'est lui qui consacra en l'honneur du saint ermite l'église Saint-Thibaut-des-Vignes aux portes de Lagny.
Arnoul le frère de Thibaut souligne l'appartenance sénonaise de la lignée du saint. Il fut à l'origine d'une autre translation, car dans le château de Brémur (21) se trouvaient à l'abandon quelques reliques de saint Florentin (ou Florent). Ce saint est honoré en Anjou et spécialement à Saumur dont la puissante abbaye Saint-Florent, fut longtemps la possession des comtes de Blois, fait notable les chroniqueurs de Saint Florent font un véritable (et isolé...) panégyrique de Thibaut le Tricheur et d'Eudes le Champenois. Les reliques de Brémur donc gisaient dans une église transformée en étable, car les seigneurs du lieu que l'hagiographe appelle gentiment la Grande Brute, la Petite Brute et le Grippe-sous ne s'en occupaient nullement. Arnoul de Provins les fit voler et ramener à Lagny. Comme leurs « propinqui » les thibaudiens, les parents du saint provinois avaient gardé la conscience de leurs origines dans l'espace (Bourgogne et pays de Loire) et dans le temps (racines carolingiennes).
Dès 1080, une dizaine d'années avant sa mort, Thibaut I avait abandonné à ses fils l'autorité sur ses terres. Etienne, l'aîné était né vers 1047 et le choix de son prénom signifiait que son père l'avait destiné à la Champagne. Mais la naissance de ses demi-frères changea la donne et, devant choisir sa part, il préféra la partie occidentale, il apparaît dès lors sous le titre de comte de Blois, de Chartres, Sancerre, de Saint Florentin et de Meaux. Son demi frère Eudes récupéra la partie champenoise, dès 1082. Mais Eudes mourut jeune, en 1093, et ce fut le benjamin Hugues qui lui succéda. En plaçant le cadet de ses enfants Philippe sur le siège épiscopal de Châlons, Thibaut I espérait récupérer les droits sur cette ville qu'Eudes III avait si légèrement aliénés. Mais le jeune évêque mourut presque aussitôt et Châlons échappa définitivement aux comtes de Champagne.
Comme son père, Thibaut I comte palatin, Etienne de Blois fut en relations étroites avec la cour royale, espérant ce que par la suite le cycle des romans arthuriens ne cessera de présenter comme un idéal réalisé : non pas être gouvernés par le roi, mais bien gouverner avec le roi. Cette volonté de rapprochement se manifestera par l'adjonction à son prénom champenois Etienne du prénom capétien Henri. Mais la plupart des chartes l’appellent comes Stephanus, c'est aussi sous le prénom d'Etienne que son épouse, Adèle d'Angleterre lui écrit. Etienne mourut précocement car, comme cela allait être la caractéristique de tous ceux de sa lignée, il s'enflamma pour la croisade, sans doute aussi poussé par son épouse la Normande Adèle. Etienne fut l'un des premiers à prendre la croix en 1095 après l'exhortation à Clermont d'Eudes de Lagery, seigneur de Champagne devenu pape sous le nom d'Urbain II. Dès 1096, Etienne Henri quittait la France en compagnie de deux de ses parents, Robert Courteheuse son beau-frère, duc de Normandie et Robert II comte de Flandre, son cousin. Ils passèrent par Constantinople (Anne Commène parle de lui dans ses mémoires) où ils furent reçus par le basileus Alexis Comnène. Celui-ci venait de manœuvrer avec autant d'habileté que de fourberie pour séparer les contingents de croisés envers lesquels il éprouvait une méfiance doublée d'un incommensurable mépris. Ayant demandé des mercenaires à sa solde pour lutter contre les Musulmans, il avait assisté avec déplaisir à l'arrivée de chevaliers qui ne voyaient aucune raison à pratiquer pour lui des marques de respect que les Occidentaux (comme jadis les Grecs pour Alexandre) jugeaient serviles et déplacées– ni surtout de lui obéir. Si le chef de la croisade normande, le superbe Bohémond, n'avait pas un instant hésité à prêter le serment de vassalité (car Bohémond se moquait bien de respecter sa parole), le provençal Raimon de Saint-Gilles s'était récusé avec hauteur. Mais la croisade française menée par Robert Courteheuse, Etienne Henri de Blois et Robert II de Flandres, s'entendit très bien avec le Comnène. Nous avons encore la lettre qu'Etienne Henri écrivit à son épouse Adèle qu'il semble avoir beaucoup aimée : il lui raconte que le basileus l'a traité « comme un fils et comblé de cadeaux » « Un homme, conclut-il, comme il n'en existe pas de pareil sous le ciel ! », ce qui nous livre un des aspects du caractère d'Etienne, ce devait être un innocent plein de naïveté.
En effet, lorsque devant les difficultés énormes qui accompagnaient le siège d'Antioche, Etienne-Henri et quelques autres, lassés, quittèrent l'armée et s'en retournèrent à Constantinople, Alexis convaincu que la croisade allait tourner court décida de ne pas apporter aux croisés le secours qu'ils réclamaient de toute urgence pour leur siège, car ils subissaient une épouvantable famine et étaient décimés par l'épidémie : aux yeux du froid politique qu'était le byzantin, la cause était perdue, donc entendue. C'était compter sans l'énergie féroce d'un Bohémond (à qui les croisés avaient promis la possession d'Antioche si elle tombait) et sans la découverte très à propos du bois de la sainte Lance qui galvanisa les forces des croisés. Antioche gagnée, le Byzantin frustré rejeta toute la responsabilité de sa défection sur Etienne-Henri qui l'avait trompé en décrivant l'état épouvantable des assiégés ; le génial et fielleux évêque-chroniqueur Guillaume de Tyr démontra avec grand soin la vérité de ces assertions. Quand Etienne Henri qui avait repris la mer arriva au comté de Blois, sa valeureuse compagne Adèle avait déjà été informée de la « traîtrise » et de la « lâcheté » de son époux dont la réputation était ruinée. Ensemble, les époux décidèrent qu'Etienne était dans l'obligation de repartir, ce qu'il fit aussitôt, assistant ainsi à la sanglante prise de Jérusalem et il effaça la tache que la propagande byzantine (il faut bien l'appeler ainsi) avait attaché à son nom en se faisant percer de coups à la bataille de Ramala.
Il fallut presque un an avant qu'Adèle apprît le sort de son époux. Elle assura dès lors la régence pour ses fils mineurs, avec une intelligence et un talent que les poètes et les chroniqueurs du temps ont unanimement salués. En digne fille de Guillaume le Conquérant, elle sut organiser la chancellerie de son comté sur un modèle que la Champagne allait bientôt lui reprendre, devançant ainsi pendant de longues années le désordre royal. La fière Normande qui avait approuvé la marche vers la mort de son époux, destitua elle-même son fils aîné Guillaume jugé inapte intellectuellement à gouverner (mais elle lui trouva une femme et des terres pour le dédommager, il est rien moins que la tige des Sully) et elle gouverna jusqu'à la majorité de son cadet Thibaut que l'Histoire connaît sous le nom de Thibaut le Bon et Thibaut le Grand ce qui est reconnaître que sa mère ne s'était point trompée à son sujet. Le garçon intronisé, Adèle prit le voile à Marcigny, l'abbaye féminine clunisienne.
Hugues, le plus jeune des fils de Thibaut I, est dans l'Histoire le premier à prendre réellement le titre de comte de Champagne « comes campaniæ, comes tricassinæ », seigneur d'une terre dont les droits au Nord étaient encore fort théoriques et les biens au Sud, tout à fait réels. La Champagne depuis qu'elle s'était agrandie du comté de Bar-sur-Aube tirait vers la Bourgogne. Cluny d'abord, Molesmes ensuite en nourrissant la ferveur religieuse ne feront qu'accentuer ce retour aux racines. Hugues de Champagne est cité à de nombreuses reprises parmi les seigneurs présents aux assemblées de Molesmes, où notamment il passait les grandes fêtes religieuses. Entre 1082 et 1104, dix prieurés obéissant à Molesmes sont fondés dans le diocèse de Troyes, vassaux et seigneur partageaient donc la même ferveur religieuse pour l'abbaye bourguignonne. Entre 1093 et 1104, Hugues est l'époux de la soeur du roi de France, Constance, mais il fréquente assidûment l'aristocratie bourguignonne au sein de laquelle il prendra sa seconde épouse.
Comme son père Thibaut I, Hugues était un grand admirateur de la réforme grégorienne. Deux conciles se tinrent en ces années à Troyes. Mais s'il y eut un gros contingent de champenois présents, le comte Hugues, pour sa part, se trouvait outremer, il partit en 1104, il venait juste d'échapper à une très grave maladie et considérait sa guérison comme un signe du ciel. Quand il revint en 1107, sa femme avec laquelle il était en mauvaises relations, Constance de France, avait fait établir qu'elle lui était consanguine et l'avait quitté pour épouser le bien plus prestigieux Bohémond d'Antioche. Son neveu Thibaut II de Blois était en hostilité ouverte avec le roi, Hugues surtout ne rêvait que de repartir Outremer, ce qu'il fit en 1114, laissant sa nouvelle épouse, Elisabeth de Varais.
Quand il revint, elle lui donna un fils. Mais le vieux comte s'était persuadé de sa stérilité, il trouva des médecins pour le conforter dans son idée. Alors il renvoya sa femme, déshérita son fils Eudes et fit de son neveu Thibaut son héritier. Pour la dernière fois, les comtés de Blois, Chartres, Châteaudun, Saumur et de Champagne-Brie se trouvaient réunis dans les mains d'un seul seigneur. Libéré de ses attaches, Hugues se fit templier et repartit outremer. On a une dernière trace de lui en 1130 où il signe une charte à l'abbaye N.D de Josaphat à la demande de son neveu Thibaut. Voici l'adieu que lui a adressé saint Bernard lorsqu'il partit pour l'Orient :
L'an 1125
"Si c'est pour Dieu que de comte vous vous êtes fait simple soldat, et pauvre, de riche que vous étiez, je vous en félicite de tout mon coeur, et j'en rends gloire à Dieu, parce que je suis convaincu que ce changement est l'oeuvre de la droite du Très-Haut. Je suis pourtant contraint de vous avouer que je ne puis facilement prendre mon parti d'être privé, par un ordre secret de Dieu, de votre aimable présence, et de ne plus jamais vous voir, vous avec qui j'aurais voulu passer ma vie entière, si cela eût été possible. Pourrais-je en effet oublier votre ancienne amitié, et les bienfaits dont vous avez si largement comblé notre maison? Je prie Dieu dont l'amour vous a inspiré tant de munificences pour nous, de vous en tenir un compte fidèle. Pour moi j'en conserverai une reconnaissance éternelle, je voudrais pouvoir vous en donner des preuves. Ah! s'il m'avait été donné de vivre avec vous, avec quel empressement aurais-je pourvu aux nécessités de votre corps et aux besoins de votre âme. Mais puisque cela n'est pas possible, il ne me reste plus qu'à vous assurer que, malgré votre éloignement, vous ne cesserez d'être présent à mon esprit au milieu de mes prières."
Adoubé en 1107, Thibaut II de Blois-Champagne devait vivre jusqu'en 1152, il se dira toujours comes blesensis. Fier de son ascendance anglo-normande, il n'a aucune attirance pour la cour de France, sa Champagne n'est distincte de la France ni par la langue ni par la culture ni par l'histoire. S'il veut conserver son indépendance, il doit donc maintenir une hostilité ouverte en évitant la guerre, prince chez lui jaloux de son autonomie. Comme sa mère, comme son père, il croit au pèlerinage de l'Outremer, il y enverra ce qu'il a de plus cher, son fils Henri le Libéral. Thibaut est un politique avisé, c'est aussi un homme que l'économie (c'est peut-être son sang normand ?) ne rebute pas : c'est sous son principat que s'installent et se développent les foires de Champagne qui firent de sa région la plaque tournante et internationale du commerce du temps
Un temps il crut à la possibilité de devenir roi d'Angleterre quand son oncle le roi Henri I Beauclerc, se retrouvant sans héritier hésita entre son neveu fils de sa soeur et l'héritière directe Mathilde, la fille d'Henri Beauclerc. Mathilde avait épousé l'empereur d'Allemagne Henri V, elle le perdit sans en avoir eu d'enfant et fut unie en seconde noces à Geoffroi Plantagenêt comte d'Anjou. Ce n'est qu'en 1133 qu'elle mit un fils au monde, le futur Henri II d'Angleterre; Mais les barons normands ne voulaient pas de Mathilde et de son époux, ils envoyèrent une ambassade à Thibaut pour le prier de devenir leur roi. Le comte de Blois hésitait quand il apprit qu'Etienne, son frère cadet, avait gagné Londres et s'y était fait couronner. Thibaut accepta avec philosophie la situation et laissa son frère vivre les pires difficultés dans son nouveau royaume. Les deux frères ne se revirent jamais. Thibaut avait assez à faire avec sa vaste seigneurie et la guerre continuelle que lui menait Louis VII qui désirait par dessus tout démembrer la puissante Champagne. Thibaut manœuvra en s'appuyant sur la Bourgogne dont la puissance montait, la Flandre son partenaire économique et l'Empire auquel il prêta hommage. La prospérité du comté assurée, il pouvait impunément toiser le capétien. il renonça au titre de comte palatin, i. e. « du palais du roi » qui ne l'intéressait plus.
D'Arbois de Jubainville, le grand historien des comtes de Champagne, note qu'il y eut deux parties dans la vie du comte Thibaut II. Lors de sa jeunesse et tant qu'il vivait encore près de sa mère Adèle de Normandie, Thibaut se conforma à l'idéal chevaleresque, comme son ancêtre Eudes III, il connut des années de guerre contre les traditionnels voisins hostiles, contre le roi. Mais après le 25/11/1120, son caractère changea.
L'on sait que ce jour-là, depuis la Normandie, toute la fleur de la jeunesse aristocratique s'était embarquée pour l'Angleterre. Il y avait deux navires, Thibaut se trouvait dans le premier. Le second tout blanc que l'on appelait la Blanche Nef n'avait pas encore disparu à l'horizon, on entendait encore les rires et la musique des passagers quand la nef heurta un récif et coula sous les yeux de leurs parents restés sur le rivage qui n'eurent pas même le temps de leur porter secours. Périrent dans ce naufrage les deux fils du roi Henri I Beauclerc, deux de ses filles naturelles, et la soeur de Thibaut II Mathilde qui avait épousé le comte de Chester. Cette catastrophe, qui faillit faire du comte de Champagne un roi anglais et mit pour finir sur le trône la dynastie angevine, produisit sur Adèle de Normandie et sur son fils Thibaut un effet qui ne devait jamais s'effacer. Adèle, on le sait, devint moniale peu après. Et Thibaut accablé de chagrin se rendit auprès de saint Norbert qui était son ami et s'ouvrit à lui de sa décision de quitter le siècle. Norbert était un homme de grande sagesse. Il déconseilla à Thibaut d'abandonner son vaste comté et de le laisser en déshérence, on peut penser qu'il lui parla de ses responsabilités, des différents moyens de faire son salut. Pour finir, Norbert convainquit le jeune comte. Le fondateur des Prémontrés était né dans le diocèse de Cologne et il était ami très intime de son archevêque, Frédéric de Carinthie dont le frère Engelbert était duc de la Carinthie. Norbert conseilla à Thibaut de demander à Engelbert l'une de ses filles, Mathilde, et c'est ainsi que le Champenois épousa la princesse germanique. Il devait en avoir dix enfants dont le fameux Henri le Libéral, l'archevêque de Reims Guillaume aux Blanches Mains et une reine, Adèle de Champagne, la mère de Philippe Auguste.
Mais plus encore que Norbert, c'est saint Bernard qui fut l'ami de Thibaut II et son correspondant durant de très longues années. L'hagiographe qui a écrit la Vita de Bernard raconte comment Thibaut pratiquait une charité active, créant des hôpitaux, y visitant et soignant en personne les miséreux et les malades.
« Il n'y avait pas d'œuvres de charité que ne pratiquât Thibaut, sa maison était un port où les naufragés trouvaient refuge ».
Dans les guerres qui opposèrent Louis VII et Thibaut, saint Bernard prit presque toujours le parti de Thibaut. Aussi notre comte a-t-il gagné d'être l'un des personnages politiques les plus présents dans les écrits des cisterciens. Bien longtemps après sa mort, au XIIIe siècle encore, il était le héros de ces petits récits qu'on appelle exemplum destinés à agrémenter les sermons. On l'y voit descendre de son cheval et entrer dans la misérable cabane d'un lépreux qu'il ne manquait jamais de venir soigner et réconforter d'une conversation amicale. Un jour qu'il avait accompli ce geste très habituel, il rentra chez lui en retard et expliqua qu'il avait été arrêté par sa visite chez son ami. Alors ses gens émerveillés lui apprirent que le lépreux était mort depuis un certain temps déjà, celui que Thibaut avait visité n'était autre que le Christ sous les traits du malheureux.
Thibaut II serait peut-être même devenu un saint officiel... mais les écrits cisterciens semble-t-il, eurent moins de poids que la Chronique d'un certain Suger qui n'est pas spécialement favorable à un comte, allié aux Anglais et d'une puissance fort dangereuse pour la couronne dont Suger est l'inconditionnel (et pas très objectif...) panégyriste.
C'est avec la mort de Thibaut II en 1152 que s'arrête mon excursus. Son fils Henri le Libéral est beaucoup mieux connu, car nous entrons dans les années où la Champagne, bien avant la couronne, sut attirer et protéger les plus fameux artistes – dont Chrétien de Troyes. Henri, l'aîné des fils de Thibaut, choisit pour son apanage non plus le comté de Chartres et de Blois, mais bien celui de Champagne et de Brie qui était devenu au fil de ce long et éblouissant XIIe siècle la « meilleure part » de l'héritage des Thibaudiens.